QUELQUES TEXTES RECUS
dans le cadre du
CONCOURS DE NOUVELLES 2015
 
 
 
 
 
Certains lecteurs fidèles de la collection " Noirmoutier " ont émis le souhait de pouvoir découvrir d'autres textes que ceux sélectionnés pour publication dans le recueil annuel. Avec l'autorisation de leurs auteurs, nous vous en proposons quelques-uns ici.
Tous ces textes ont obtenus les FELICITATIONS du Jury. Nous avons décidé de vous les présenter sans remise en page ni corrections d'aucune sorte, tels qu'ils ont été soumis aux membre du jury.
Bonne lecture !
 
Corynn THYMEUR
L'écrit à l'accent parisien
 

- Ganachaud, je vous en prie, faites un effort ! Mais en quelle langue vous exprimez-vous donc ? Ce n'est plus de la linguistique, c'est un véritable naufrage !
Nicolas ne répond pas. Il est habitué. Cette vieille peau ne le supporte pas, de la même façon qu'elle ne souffre aucun des élèves qui ne sont pas issus de Paris intra-muros, les rabaissant sans cesse, les humiliant en permanence par des petites phrases assassines. Comme la professeur tient à montrer sa grande culture, chaque provincial a le droit à une caractéristique de sa région ; ainsi, le Corse Paoli est une 'bombe', Puydebois l'Auvergnat est un 'volcan', Ganachaud le Vendéen se voit systématiquement qualifié de 'naufrage'. Lui, particulièrement, est le souffre-douleur de l'enseignante irascible, son exutoire, sa plaie profonde.
Le jeune homme est arrivé à Paris plus de deux ans auparavant. Il a brillamment passé son brevet des collèges, décrochant une mention très bien, dit au revoir à son île, ses copains de Molière qui l'ont suivi de la maternelle à la troisième, sa grand-mère, son père et sa mère, pour entrer dans le prestigieux 'Lycée des Francs-Bourgeois', dans le quatrième arrondissement de Paris. Cet établissement offre la possibilité de l'Allemand en Langue Vivante une, du Mandarin en deux et de l'Espagnol en trois. Il a été ravi et fier d'y être admis.
Arrivé en seconde, il est à présent en classe de Terminale Littéraire. Excellent élève, bon camarade, à l'esprit ouvert, curieux, travailleur, au corps sportif, amateur de jolies filles, Nicolas s'est parfaitement intégré à la vie parisienne. Sa tante Martine, Noirmoutrine momentanément exilée en Seine-et-Marne pour le travail, le prend les week-ends à la maison. Tout irait pour le mieux s'il n'y avait pas Mademoiselle Grey, la terrible professeur de littérature.
Mademoiselle Grey est grande, maigre, avec le cheveu rare, tiré bien en arrière sur son front profondément marqué des rides du lion. Âgée de quarante-cinq ans, elle en paraît dix de plus. Elle se tient toujours le dos bien droit, au point que ses élèves se demandent si elle ne porte pas un corset sous ses chemisiers fermés du premier bouton au ras de son menton pointu, jusqu'au dernier bien caché sous sa ceinture. Ses fesses sont plates, ses seins inexistants. Elle ne porte jamais de pantalon, se contentant d'éternelles jupes droites, étriquées, noires ou bleu foncé. Du haut de son estrade, elle domine ses lycéens, ne leur permettant pas d'exposer la moindre idée personnelle.
- Vous n'êtes que des incultes ! Aucun d'entre vous, dans cette classe, n'est digne de s'exprimer. Lorsque vous aurez la carrure d'un Victor Hugo, d'un Marcel Proust, d'un Louis Ferdinand Céline, d'un Rabelais ou d'un Arthur Rimbaud, alors seulement vous pourrez espérer pouvoir penser. Tant que vous n'êtes ni Molière, ni Albert Camus, ni Alfred de Musset, je ne veux pas vous entendre !
Lorsqu'elle ne travaille pas, mademoiselle Grey écrit, à ses heures perdues. Elle possède un ordinateur portable où elle enregistre ses nouvelles, ses odes, ses essais. Elle a envoyé ses tapuscrits aux plus prestigieuses maisons d'édition de France, mais aucune d'entre elles n'a su remarquer le grand talent qui la consume ; toutes lui ont renvoyé la même lettre de refus, froide, impersonnelle, sans aucune remarque sur son style délicat, sa plume littéraire, sa grande culture générale.
Elle se sent telle une auteure incomprise, se console en pensant à tous ces artistes de génie reconnus après leur mort ; alors elle sauvegarde ses œuvres en triple exemplaire sur des clés USB et des disques durs externes. Elle prend bien soin d'en laisser une copie à son notaire, au cas où la Faucheuse la prendrait sans prévenir ; il faut que son heure de gloire sonne, malgré un éventuel trépas trop tôt survenu. Bien sûr, elle préférerait être reconnue de son vivant ; elle ne serait alors plus dans l'obligation de donner des cours de littérature à ces jeunes mal dégrossis, avec, pour certains, des accents de terroir d'une vulgarité immonde. Elle exècre tout autant ses collègues qui se gaussent d'elle dans son dos ; elle le sait, elle le sent ! Tous des jaloux, comme ses élèves !
Le jeune qu'elle déteste le plus, est Nicolas Ganachaud, ce Vendéen de Noirmoutier, malheureusement premier de la classe " chinois " de Terminale L du lycée, celui qui lui rappelle douloureusement l'été dix-neuf cent quatre-vingt-huit.
Noirmoutier…
Elle avait dix-huit ans, il en paraissait vingt-cinq. Elle tomba amoureuse au premier regard. Partie en vacances avec sa mère, Éloïse Grey, elle découvrit, cette année-là, la plage des Dames, l'océan immense et enivrant, le sable chaud et blanc, l'estacade riche de promesses d'aventures, l'hôtel romantique si propice aux rêves, et Louis, le beau, le mystérieux, le ténébreux Louis, un étudiant parisien venu faire la saison sur l'île.
Elle remarqua immédiatement ses bras musclés, dorés, ses épaules larges, ses cheveux bruns, ondulés, tombant en accroche-cœur sur son front ferme. Il lui sourit en sortant les valises du coffre pour les porter dans la chambre réservée ; elle s'en trouva toute chose, le cœur chaviré, bouleversé, déjà perdu. Le lendemain, lorsque le jeune homme l'aida à installer son transat sur la terrasse, leurs mains se touchèrent, comme par inadvertance, deux secondes de plus que nécessaire. Dans un souffle, il murmura :
- À dix-sept heures, après mon travail, au pied de la tour Plantier.
Ce soir-là, elle reçut son premier baiser de femme.
Elle passa une semaine de rêve à Noirmoutier, ivre d'amour, de liberté et de vent, se laissant caresser par le soleil chaleureux, les vagues joueuses, les mains tendres de Louis. Toute la journée, elle attendait l'heure de la promenade promise.
Louis sut se montrer persuasif, câlin, charmeur, séducteur. La veille de son départ, l'ombre complice d'un arbre moussu du Bois de la Chaise, proposa son lit odorant et doux aux amants, pour accueillir leurs ébats amoureux. Elle s'offrit totalement, pleinement, intégralement. Lorsqu'il éclata en elle, elle connut un spasme de bonheur et serra plus fort encore ses jambes nues autour de ses hanches viriles. Sa virginité fut un cadeau aux dieux de l'océan puissant et des bois charmeurs, ainsi qu'à cet homme merveilleux avec lequel elle souhaitait dorénavant passer sa vie entière.
Avant de partir, se rendant brusquement compte qu'ils ne possédaient pas leurs coordonnées respectives, elle lui glissa à la hâte, dans le creux de sa main, un petit papier avec son adresse à Paris. Elle pleura tout le temps que dura le voyage du retour, ayant laissé son cœur à Noirmoutier. Sa mère pensa que ce n'était qu'une passade, un amour de vacances qui s'oublierait vite, mais la jeune fille s'accrocha à son souvenir. Louis était Parisien, comme elle, pourtant aucune missive porteuse d'espoir n'arriva. Elle écrivit plus de vingt fois, aux bons soins de l'hôtel, sans jamais avoir de réponse ; jamais il ne la recontacta ; jamais il ne chercha à la revoir. Elle, qui pensait naviguer sur les émouvantes vagues roses de sa passion, se trouva entraînée au tréfonds d'un naufrage blafard et glacial, où les ravages des tempêtes prisonnières de son cœur dévasté, furent destructeurs.
Alors elle transforma ce formidable amour en haine des hommes en général, refusant tout prétendant à venir, portant comme un drapeau la fierté de son titre : " Mademoiselle ". Jamais plus elle ne partit en vacances.
Toujours aujourd'hui, en deux mille quinze, elle déteste ces trop beaux jeunes gens, comme ce Ganachaud. Qui sait s'il n'est pas de la même trempe que Louis, ce naufrageur des cœurs simples et aimants ?
Mais non, elle s'efforce de ne pas y songer, de ne plus penser. Elle doit rester professionnelle, imposer un certain niveau dans sa classe, et tant pis si ses élèves ne suivent pas !
- Bien, ouvrez vos agendas. J'entends que vous fassiez un devoir de description littéraire, à rendre pour votre retour des vacances de Pâques. Le sujet est celui-ci : ouvrez les guillemets, " Décrivez votre lieu de résidence habituel, afin de donner envie à un ami de venir vous visiter ", fermez les guillemets. Je veux du descriptif, j'exige du vocabulaire, du sens, de la poésie. Et Ganachaud, de grâce, tâchez de vous exprimer dans un français qui ne porte pas l'odeur immonde des bateaux de pêche ou des sardines en boîte ! Évitez-nous le naufrage, pour l'amour de Dieu, évitez-nous le naufrage ! Je vous préviens, je ne souffrirai pas de vous lire avec un autre accent que l'accent parisien !
- Mademoiselle, je vous prie de m'excuser…
- Oui, Tardinot ?
- Qu'appelez-vous " l'accent parisien " dans un écrit ?
- Eh bien Tardinot, un vocabulaire fleuri, qui sent délicatement le pavé de notre belle capitale, haut en couleur, au bouquet sensible, au charme éternel, en un mot : parisien !
- Eh bien, t'es pas dans la merde ! pouffe Jean Thomas à l'attention de son voisin Nicolas. Va t'en présenter ton île avec l'accent parisien… Elle n'a pas fini de te rabattre les oreilles avec ses naufrages !
Le lundi suivant, troisième jour des vacances passées chez lui, à l'Épine, confortablement installé à la table de la salle à manger de ses parents, le jeune lycéen croque avec gourmandise dans une galette Saint-Philbert, gardée bien au sec au fond d'une boîte de métal, croustillante à souhait, avec son léger goût iodé caractéristique qui le plonge immédiatement dans ses souvenirs d'enfance. Il allume son PC portable, branche les haut-parleurs, ouvre une page Internet sur Web Radio Noirmout, et entreprend de réfléchir avant de commencer son devoir. La musique ne le gène pas, au contraire, il a l'habitude d'avoir un environnement sonore pour se concentrer.
- Tu pourrais passer à l'office de tourisme, cela t'aiderait sûrement à faire ce devoir.
- Tu sais, m'man, je connais quand même l'île, j'y suis né ! Je sais de quoi je dois parler, du Gois, des petites maisons blanches, des plages, de l'ensoleillement, de la bonne bouffe d'ici, et des filles aussi !
- Je vois que tu maîtrises ton sujet !
- Mais oui, ne t'inquiète pas.
- Tout de même, je n'arrive pas à comprendre comment ta prof veut te faire écrire sur l'île " avec l'accent parisien ", remarque sa mère. Un accent ne s'entend pas à l'écrit, et le français est le même à Paris qu'à Noirmoutier !
- Je te l'accorde. De toute façon, quoi que j'écrive, je sais que j'aurai un zéro pointé comme d'habitude, avec, dans la marge, écrit en rouge, pour unique annotation : " Pauvre Ganachaud, encore un naufrage ! " À croire qu'elle ne sait pas griffonner autre chose !
- Je vais demander à Martine de passer voir ton directeur. Cette situation est impossible !
- Non, laisse tata en dehors de cela. Et puis maintenant, c'est entre Grey et moi. Elle n'a pas le droit d'attaquer mon île comme ça !
À la radio, La Bande à Renaud entonne " Dès que le vent soufflera ". Nicolas sourit. Il adore Renaud avec son vocabulaire cru de Titi parigot ! Bien sûr, c'est ça la solution !
- T'inquiète, m'man, j'ai une idée, reprend-il. Elle ne va pas être déçue du voyage, la prof ! Ah, elle veut de l'accent parisien ? Ben elle va en avoir ! sourit-il, espiègle, les yeux pétillants d'une joie à peine contenue.
Il ouvre une page Word, fait craquer les articulations de ses doigts une à une, puis place ses mains sur le clavier.
- Tu vas comprendre comment un Noirmoutrin défend son pays, la Grey ! Accroche-toi, parce que le naufrage, cette fois-ci, c'est toi qui vas le prendre dans tes gencives !
" Noirmoutier, l'île qui déchire trop, où les pisseuses sont des bombasses qu'ont rien d'raclures.
Jean Thomas, mon pôtot, ouvre grand tes esgourdes, je fais te filer un tuyau qu'est pas une intox ! Si l'cœur t'en dit, met l'cap sur l'territoire vaseux des Ventrachoux. T'iras pas te faire couillonner, l'adresse est bonne ! Pas de crainte de te coltiner ton paquetage en goisant, ni de tremper ton falzard ou tes guiboles dans la grande bleue qui remonte vachement vite, vu qu'y a un merlu qu'a jeté un pont entre les deux rives. Celui-là, au moins, l'était pas fêlé du casque ! Ça n'empêche pas qu'y a toujours des déjantés qui veulent péter plus haut qu'ils n'en ont le popotin, et qui se r'trouvent dans la dèche plus vite qu'ils le pensaient. Trop tard alors pour se faire la malle, c'est avant qu'il leur aurait fallu décaniller. Sous l'effet de la fraîche, leurs glaouis remontent à leurs amygdales, c'est bien fait pour leur poire. Qu'est-ce tu veux, quand on est con, on est con, comme dirait un chanteur qu'était pas de chez nous, vu qu'il venait du côté de la petite mare salée qu'ils osent donner comme blaze " La mer " ! Pour résumer, l'île de Noirmoutier, ça se mérite, c'est pas pour les gougnafiés qui se la pètent.
Quand t'arrives, t'as une route qu'on dirait une piste d'avion tellement elle est large. Laisse béton, c'est pas ça la vraie tronche de l'île. Faut que tu prennes par bâbord pour longer les jolies petites cases blanches qui sont pas dégueux du tout. Si tu ouvres ton blaire, tu verras qu'ça fleur bon la graille du cru, à t'en donner grave les crocs ! Là-bas, les vieilles on les fait cuire au four et on les bouffe en s'en léchant les doigts. Crois pas pour autant que sur l'île on bute les viocs ; une vieille, c'est juste un pesket qu'est vachement bon.
Je vais te filer un tuyau : si t'as un tordant qu'essaye de t'foutre la trouille avec la bonne bouffe d'ici, faut l'envoyer paître les quatre fers en l'air. Alors, s'il te dit qu'on se fait des casse-dalles d'araignées, tu peux toujours lui rire au nez et te payer sa tronche. L'araignée, c'est rien qu'un crabe avec des longs tifs noirs sur les guiboles, qu'on en fait de la tambouille de première qu'est pas pour les beaufs !
Là-bas, les patates sont renommées, mais c'est pas du blé comme ici, ni de la castagne ni des marrons. Tu peux rester pénard, c'est rien que des grelots qu'on fait frire dans du beurre dégoulinant de gras. Sinon, les fayots sont bien bons, même si après que t'en as graillé, ton fion schlingue à faire tomber les mouches, qu'un bon gros fromton pourrave n'arrive pas à la hauteur. T'as plus alors qu'à t'arracher de là si tu veux pas finir asphyxié. En dessert, t'as des casse-museaux qui sont pas piqués des vers, mais faut avoir de bons chicots pour les mâcher.
En bibine, t'as une vinasse d'épine qui prend bien la caboche, ou du pinard du coin qui te chatouille le tarin avant de descendre sec au gosier. Si une taulière veut bien t'ouvrir son taudis, tu pourras squatter chez elle dans une piaule, et te faire péter la panse de sa bonne boustifaille et de son pinard de Gros-Plant.
Si tu veux partir en virée, tu peux toujours te paumer dans les marais, vu qu'y trafiquent du pèze avec le sel qu'ils turbinent dès que l'hiver est terminé. Avec, ils font même des fleurs de cristal vachement mal imitées, que ça ressemble plus à des flocons givrés qu'à des fleurs. Ça fait perpète qu'ils dealent du sel, depuis qu'les corbeaux noirs sont arrivés sur l'île avec leurs grandes croix et leur bondieuserie. Pour marner là-dedans, il faut avoir la niaque et pas avoir peur de se niquer les mains ni le dos. C'est pas des morveux qui peuvent se vanter de faire ce métier qu'est vachement chiadé. Faut pas être manchot, les glandeurs n'ont qu'à bien se tenir !
On pourrait croire qu'une telle île c'est rien que pour les richousses et les milords, mais non, pas besoin d'avoir plein de caillasses dans les poches, ni de pèze dans le calbar, pour bien y vivre. La camelote n'est pas plus chère qu'ailleurs. Les îliens cherchent pas à te carotter. Pas la peine de chouraver ou de choucrouter, puisque juste un peu d'oseille suffit pour vivre. Tu peux claquer ton flouze et en avoir pour ton pognon, sans passer pour un cave, une cloche ou un crétin.
Autour de l'île, y'a l'océan que comme dit l'autre, les poissons baisent dedans. Le chanteur Renaud aussi l'est un îlien, vu qu'il est de l'île de France, sauf que chez lui, y'a pas la mer. L'océan, parfois, il se tape des gueulantes sur Noirmoutier, à t'en faire péter la cafetière. Les déferlantes sont graves méchantes, et alors gaffe à ton cul. Le zef, il arrache comme pas permis, si t'as la guigne d'aller là-bas par mauvais grain. Mais quand le cagnard tape, c'est pas pour du beurre. Vaut mieux alors te tenir pénard sous ton pébroc, surtout si t'es cachet d'aspirine et que tu veux pas finir couleur homard pourrave.
Sur la plage, si t'es bien gaulé, tu peux te changer en lover et te lever tous les canons qui passent, avec quasiment pas de nippe sur le dos, juste des petits triangles devant leurs lolos et leur foufoune. Faut juste pas tomber morgane d'une meuf et te retrouver maqué, le cœur en artichaut, sans même avoir le temps de dire 'nawaque'. Alors reluque mon frèrot, mais gaffe si tu donnes rancard, elles ont vite fait de te serrer pour devenir ta bourgeoise tout ce qu'y a d'officiel.
Là-bas, des boudins et des cageots, y'en a pas trop ; les nénettes, elles sont bonnes ! Si un loustic veut s'amuser avec une des bombes de l'île, il peut toujours mater de loin ses nibard, ses gambettes ou ses miches, mais il pourra pas les approcher vu que les bonnasses ont une fringue spéciale qu'est une arme imparable : la 'kichenotte' que ça s'appelle. Avec c'te galurin sur la calebasse, impossible de leur rouler une galoche ! En plus, les minettes que t'as allumées, pour se venger, elles sont capables de te filer un aller-retour et de te laisser en carafe planté tout seul dans ton calefute. Mieux vaut éviter et les laisser te faire du gringue les premières, pour ne pas te prendre un gadin, et assurer ensuite comme une bête. Si t'es du genre type vraiment borné, plutôt que de ciseler les joyaux de ta belle, ou de chougner dans ton coin, tu peux toujours essayer le bouquet de mimosa, que sur l'île c'est pas des œufs, mais des fleurs jaunes qui poussent sur des arbres. Ça peut marcher, tu peux avoir du bol et réussir à mignoter ton canon, mais pour ça, faut pas être un bleu et assurer grave !
Avec tout ce que je t'ai dit, je pige pas que t'as pas encore décampé. Cesse de gamberger, enfile tes groles et bouge-toi le derche : pars fissa sur Noirmoutier. Ça déchire grave, tu vas trop kiffer ! Cherche pas à pinailler, à te chercher des poux, tu vas trop prendre ton pied ! Je connais bien, c'est pas des salades, mon vioque et ma reum y sont tous les deux de là-bas et moi aussi.
Allez, je te laisse mon frangin, et je m'arrache de ta vue ! J'ai fini de tartiner sur mon île, histoire de te faire baver d'envie. Moi, je m'en branle, de toute façon, c'est pas moi qui vais torcher, vu que dans deux mois, j'aurai mon bachot, y'aura les vacances, je vais me tirer chez mon aïeule qu'est Noirmoutrine.
Tu m'as dit, un jour, que tu crains trop les naufrages pour t'approcher d'la grande bleue, que t'es rien qu'un Parigot amoureux de ses pavés, mais j'te rappelle qu'à Paname comme à Noirmoutier, c'est pas des naufrages qu'on trouve sous les pavés, c'est la plage ! "
 
Marie-Claire GALICHET
 
Le cadeau de la Méduse

 
Janvier 2014. Sur la plage de Barbâtre le soleil est radieux. Malgré tout, l'atmosphère n'est pas de ces beaux jours qui vous réjouissent. Il règne une drôle d'ambiance. De celles où l'on pourrait entendre le silence. Au point que l'océan n'ose à peine un clapotis de calme baie de Bourgneuf. Et pourtant son perpétuel flux est toujours là ; il déroule doucement ses flots, déplie trop méticuleusement ses vagues sur le sable. Presque anormalement. Comme s'il devait se faire pardonner.
La veille au soir, un fort vent de mer était annoncé, on prévoyait 115 en coefficient de marée.
J'aime les grands coups de marée. Comme un vice, et, comme tout un chacun, le spectaculaire m'attire. Alors je sors et j'explore les côtes exposées de l'ile, je fais le tour de tous ces lieux qui offrent ce spectacle espéré. Ces gros coups de vague, ces gerbes d'eau qui s'ébrouent et s'autorisent si loin en terre ; puis, tandis qu'elles se replient, s'évertuent à vous suggérer pire. S'ajoutent en force ces passages de mer en terre, qui s'ouvrent largement, balayant des remparts de fortune rompus, ignorant les digues qui se submergent. Et par-dessus tout, ces bruits sourds, vindicatifs presque lointains, mais qui assurément vous annoncent la puissance de ces flots, qui font la loi, une à deux fois dans l'année.
Je recherche la sensation, le surprenant, le plus fort que tout, le jamais vu. J'avais fait le tour de l'ile, enfin le tour de tous les points stratégiques en la matière. J'étais rentrée humide d'embruns, oxygénée d'iode, requinquée et sûre d'avoir vu " du jamais vu ".
J'avais vibré au sensationnel, je m'étais offert ma petite pointe d'adrénaline, je m'étais mouillée au spectacle. C'est ainsi que je considérais la soirée. Comme une petite fille qui s'amuse avec l'eau et le vent. Je ne mesurais en rien ce qui pouvait arriver. Et ce fut un choc. Chaque matin, j'adore faire mon petit tour sur la plage, comme ça, pour voir. Voir quoi ? Je suis d' accord, il n'y a rien vraiment de plus, mais j'aime bien me rendre compte. Si tout est là. Si l'air est autant agréable, si le ciel est toujours bleu océanique. Si le sable se dérobe bien sous mes pas, si l'odeur de la dune ne me trompe pas et me révèle sa saison. J'aime me rassurer : à traverser la pinède, à grimper sur la dune, pour qu'à son sommet je puisse découvrir l'océan. J'aime surplomber cette immensité. Pour l'impression d'infini. A chaque fois renouvelée, à chaque fois appréhendée. Et à chaque fois savourée, comme si le monde était palpable et incommensurable à la fois. Des heures durant, je pourrai contempler cet océan. Ça, c'est mon côté sensation… Et j'ai une autre facette.
Car, chaque matin, il y a aussi mon petit côté pratique, de fouineuse : et oui, comme une vagabonde j'aime trouver quelque chose, d'insolite ou pas, mieux j'aimerais trouver l'objet, " le fameux " dans la laisse de mer, ou sur l'estran. Je n'étais pas exigeante dans ma quête de fortune, elle se cantonnait souvent aux bouts de ficelle.
Mais ce matin-là ce fut carrément autre chose.
Ce n'est pas comme d'habitude. Je le sens en traversant la pinède. Même pas le souffle d'une brise, pas même le bruit sourd du ressac. Ces pins qui ne craquent plus d'avoir trop cédé, ces pommes de pin trop tombées. Ce silence. Et puis cette odeur, presque indicible et qui, se fait de plus en plus évidente à mes narines ; elle ne me revient pas. J'aborde l'arrière de la dune, les fragrances de curry des immortelles ont bien du mal à se révéler ce matin. Que se passe-t-il ? J'avance, avide et inquiète de savoir, à la fois. Dans le creux de la dune, tout en déambulant, je rassemble mes sens, mon sixième sens, j'essaie de comprendre. La dune est mon horizon, il se borne encore aux indestructibles yuccas et aux oyats qui flottent imperturbables, en sommet. J'accélère ma cadence, je m'essouffle autant de l'effort que d'appréhension. D'habitude j'aime ce moment, où quelques pas me séparent de cet infinie vue sur l'océan. J'aime m'approcher de ce jouissif bonheur qui m'envahit à chaque fois. Et c'est pareil à une pierre d'achoppement, que d'arriver au sommet : mon petit quotidien se heurte à cette universelle notion d'infini. C'est une chance à saisir pour relativiser, où la vie de tous les jours peut s'aiguiller et repartir sur de nouveaux rails.
Cette fois je peine à philosopher. J'atteins, inquiète, le haut de la dune. Et quand je domine : oui l'océan est toujours là, vaquant à ses activités, penaud, comme si de rien n'était, comme un gros toutou qui se tient à carreau après une grosse bêtise. Une ironie. Mais… Il n'y a personne et sur les 7 kilomètres de plage, la plage n'est plus une plage. C'est un vaste chantier inqualifiable qui s'étale à perte de vue. Un tsunami qui aurait eu raison de multiples naufrages : s'exhibent des monceaux de détritus, des troncs d'arbres, des tas d'algues, des matelas, des vêtements et chaussures…De tout. Ce qu'on peut imaginer, et ce qu'on ne peut même pas. S'exhale une odeur pestilentielle, moribonde, c'est à peine respirable. Gasoil, pourriture, un melting-pot Je marche, entre et sur les obstacles, je n'ai plus envie de fouiner. Chaque objet m'angoisse, une botte, un gant, des éponges de pont, pourquoi sont -ils arrivés là ? Appartenaient -ils à quelqu'un, à un bateau qui aurait fait naufrage? Tout est dévasté, l'atmosphère est morbide.
Jusqu'au moment, où, au loin je distingue un homme qui arpente ce même cahot.
Nous nous approchons, indirectement, inconsciemment. Et, curieusement tout devint alors plus pragmatique, avec la rencontre de ce vieux pêcheur, qui erre entre les décombres. Nous échangeons, il ne parait pas tant traumatisé : il a déjà vu. En pire même. Il y a toujours bien pire dans la mémoire des anciens, c'est bien connu, pensai-je.
Plutôt pratique, il m'explique qu'il avait même essayé, de récupérer du bois pour son poêle, il y a plusieurs années lors d'une même secousse. Une aubaine, se chauffer à pas cher pour une fois. Mais le poêle n'a pas résisté avec le sel. Evidemment autrefois dans la cheminée sel ou pas, le bois brulait et rien ne s'abimait. Bref, tout ce bois perdu, inutilisable pour affronter l'hiver, il semblait désolé. Ces considérations n'arrêtent pas le pêcheur dans sa quête, de l'objet qui pourrait servir. Il continue et du bout de sa canne, déloge ce qui pourrait être intéressant.
Je l'interroge sur l'odeur. Il la ressent mais ne s'en offusque pas. Ca va passer, il faut le temps. Alors, je prends mon parti de ce désastre. Et deviens à mon tour pragmatique.
Je trimballe toujours mon appareil photo, une manie. Et, j'en use en général dans une recherche artistique. Cette fois, c'était avec amusement, bizarrement. Je commence à faire quelques clichés, ciblés : les godasses, pourquoi pas, une idée qui me passe par la tête. C'est ce qui me frappe le plus. Ces chaussures, perdues, seules dans ce chaos. Orphelines, ensablées, ou pas, emmêlées d'algues, lacérées ou intactes, éculées, délavées, parfois ruisselantes et brillantes ou voyantes comme cette énorme botte orange. Elles m'interpellent toutes, et chacune m'invite à son histoire. Que j'imagine, que j'invente, tragique, surprenante, incroyable, extraordinaire, mon imagination est débordante, pour une réalité évidemment banale. La botte du marin pêcheur qui tombe à l'eau, la sandalette blanche de la fillette oubliée sur le sable, la vieille basket du pêcheur à pied qui s'envase, le chausson du véliplanchiste ensevelie sous la voile, le brodequin du docker qui tombe dans le port, elles ont toute une raison ordinaire de s'être oubliées dans l'océan, ces naufragées du bord de mer. Et pour preuve, je ne trouve pas d'escarpin, avec talons aiguille, ce qui, selon ma logique de pensée, serait du coup surprenant.
Je commence à engranger une bonne cinquantaine de clichés, un seul par sujet, arbitrai-je, pris en surplomb de ma hauteur, comme des éléments de collection destinés à être comparés.
Je m'amuse avec les méduses, j'en obtiens toute une série de couleurs et pointures différentes.
Ces fameuses sandalettes en plastique sont pléthore, et il n'y a rien d'étonnant à les retrouver là. Ce sont les reines du bord de bord, des joyeuses vacances sur le sable chaud entre châteaux de sable et coquillages. Et puis, qui un jour, n'a pas oublié sa paire de méduses sur la plage.
Tout cela est tellement classique et dans la normalité des choses que cela ne m'étonne pas.
Alors les photos de méduses se prennent à la pelle : lardées d'algues, remplies de sable, hébergeant berniques et Bernard l'hermite, accueillant des naissains d'huitres ou fixant déjà le byssus de moules, elles sont toutes différentes et balisent finalement de couleurs vives ou pastel, le jusant méconnaissable. La marée remonte, le spectacle sera tout autre à la prochaine marée basse.
Le soleil tient sa promesse ce jour de janvier, l'air frais se conforme à la saison, et ma ballade quitte la plage, passe derrière la dune, serpente de ruelles en ruelles, d'habitations en habitations.
Rien n'a bougé, une certaine quiétude règne, presqu'une indifférence, un contraste impressionnant avec le champ de bataille sur la plage. La tempête a ses limites, elle ne peut rien contre les hameaux de Barbâtre qui depuis des siècles savent se blottir derrière la dune.
Rentrée, j'ai pour habitude de visionner illico, mes clichés sur un écran plus imposant. Cela me permet de bien observer mes photos, et d'y remarquer les détails, ou les angles de vue que je ne soupçonnais pas. J'avoue parfois déclencher plus au feeling qu'à la composition photographique, je m'attarde peu sur le résultat immédiat, faute de paire de lunettes chaussées.
Donc, dans un second temps, je ne change pas mes petits réflexes de maniaques et je visionne mes trouvailles. Alors, se déroule un défilé de chaussures, plutôt esquintées, en gros plans.
Pas vraiment ordinaire la collection d'hiver, s'y joint même une petite impression macabre, avant qu'un implacable réalisme reprenne ses droits. A quoi bon avoir pris cette collection, qu'en faire ? Un pêle-mêle, …après tout, …pourquoi pas.
Je terminais mon visionnage, et machinalement repassait en marche arrière chacun des clichés.
L'un m'interpella. Je n'avais pas remarqué au premier passage, ce point de brillance particulier. Un éclat inhabituel se dégage de cette méduse rose translucide. En un point. Je distingue une frêle chainette apparemment en or, entrelacée dans la lanière.
Il n'en faut pas davantage pour aiguiser mon avidité, ressortir, retracer dans mon esprit le périple effectué, affiné mon parcours pour me donner toutes les chances de retrouver la méduse rose. Mes clichés sont comme les cailloux du petit Poucet, et je pense qu'ils vont me tracer au plus juste mon cheminement. Je suis très optimiste et surtout très enflammée à l'idée de retrouver cette méduse. Un peu trop.
Car c'était sans compter sur ce qui justement fait l'intérêt de l'océan, ses marées, ses flux et reflux, son coefficient, conséquent ce jour-là. Je tente tout de même d'arpenter ce qui reste du jusant ; mais le coefficient 113, ne me laisse aucune chance, même pas de marge au ras de la dune. Et à l'évidence dans le flux, ma méduse se sera libérée des algues et doit flotter vers d'autres rivages. C'est trop tard. Déçue, je me résous à rentrer. Mais, décide de ne pas abandonner la partie, demain dès la marée descendante, je repars en quête de la méduse rose.
Le lendemain. Le spectacle n'a pas beaucoup changé, même vue, même odeur, même bruit. En une seule marée, il y a beaucoup trop de débris à charrier pour cet océan encore bien timide ce matin ; un petit vent glacial est de terre. Et pas une âme qui vive sur la plage, pas même le vieux pêcheur.
Alors j'ai peut-être ma chance. Organisée, je table dans un premier temps, sur une configuration du jusant à peu près similaire, à la veille. Méthodiquement, je reprends mon appareil photo, et dans la chronologie des clichés, je retrouve ma déambulation. Mais, c'est approximatif. Oui bien sûr le gros matelas échoué est toujours là, l'immense tronc de bois exotique aussi, le casier à homard n'a pas bougé, mais où retrouver une petite méduse rose coincée dans le varech… Tandis que des tas de goémons parfois d'un mètre de hauteur se sont modelés dans la nuit. La mission semblerait impossible, si j'oubliais cet éclat si dense si inhabituel, si frappant sur ma photo, et qui pourrait se révéler du fin fond, me dis- je.
Bredouille. J'arrive au bout de mon jeu de piste, j'ai suivi cliché après cliché, oui la botte orange est toujours là, oui le brodequin noir, et la ballerine blanche je les ai vus, et en plus positionnés chronologiquement. Mais pas de méduse rose… dans ce premier repérage. Alors je reprends le parcours à rebrousse-poil. Et toute la subtilité de la cachette est là. J'aperçois la méduse rose, bien dans le timing des clichés, mais effectivement invisible dans le sens aller.
Et probablement qu'aujourd'hui, disposée ainsi, je ne l'aurai pas prise en photo ! Je m'approche, mais ne distingue pas cet éclat si évident sur le cliché. La sandalette est enfouie dans les algues et prise au piège d'un filet à demi ensablé. Je dégage les algues et tire le filet.
La méduse s'extirpe, une chainette en or s'enroule sur la lanière dorsale, je secoue le sable, quand soudain tombe de l'ensemble l'éclat ! Le fameux éclat qui m'avait attiré sur la photo.
C'est une pierre taillée, un diamant peut -être. Le bijou est sans doute monté sur la chainette, tel un bracelet de cheville.
Quelques jours plus tard, je présente ma trouvaille à un bijoutier nantais. Perplexe, il préfère réserver sa réponse quant à la valeur de la pierre, et me propose de le soumettre à un lapidaire.
Quoique quasiment sûr qu'il s'agisse d'un diamant, c'est un collègue diamantaire, qui conclura l'observation me soumet-il. Il me précise que c'est le facettage extrêmement particulier, unique de cette pierre, qui l'interpelle.
Une méduse rose, un éclat sur un cliché, une chaine en or, une pierre précieuse, qui deviendrait un diamant rare, je suis médusée.
Je retrouve le bijoutier. L'expertise est sans appel. Le diamant est unique, il affiche une taille à facettes tellement étudiée qu'elle signe d'emblée son origine par sa façon et sa particularité.
C'est une pièce caractéristique de joaillerie indienne. Ce genre de diamant est destiné aux jeunes femmes. Il contribue à donner une valeur à l'ensemble de la parure du pied qui peut être très complexe et se composer d'un montage de chainettes ou anneaux, et pierres précieuses. En Inde, les bracelets de cheville ornent des pieds nus et se complètent d'une bague d'orteil. Le bijou de cheville traditionnel, est souvent soudé, permanent, il est porté par les futures mariées. En zone rurale, et pour les femmes qui pratiquent les danses traditionnelles, c'est encore assez commun de nos jours, au Rajasthan.
Me voici toute en pensée, rendue en Inde, au Rajasthan, ce pays de rois.
Et puis je m'interroge, mais alors pourquoi, et comment ce bijou est-il arrivé sur la plage de Barbâtre ? Une princesse indienne qui aurait perdu son bijou de cheville, en villégiature sur la côte atlantique ? Non. Je n'y crois pas.
Le Rajasthan ne dispose pas de frange maritime, les eaux les plus proches sont la mer d'Oman. Alors ? C'est un peu plus au sud que se trouve l'explication, dans l'océan indien. S'y baignent les îles Laquedives, un archipel de 27 ilots, un atoll corallien, à peine à 5 mètres au-dessus du niveau de la mer, tant et si bien que les ilots disparaissent, certains n'en sont plus qu'à un banc de sable d'existence. Oui, ma princesse est née là -bas. Elle y retourne chaque année, retrouver ses irréductibles ancêtres, dans sa famille tribale, originelle, et elle veut y revenir tant que son archipel tient la tête hors de l'eau. Les affres du climat font rage dans la région, et bientôt les Iles Laquedives disparaitront sous les flots. Les indigènes doivent se déplacer et, d'année et en année, une partie de la population doit rejoindre les côtes du Kerala à 300 kilomètres, ou la pleine fertile du sud Rajasthan, là où elle vit.
Sur les iles Laquedives, la tradition est raison d'exister, ma princesse y est une promise, comme dans une belle histoire d'amour qui voudrait se réaliser un jour. Sur une terre ferme, durablement.
A défaut, repoussant l'inéluctable, et les agissements climatiques, elle s'adapte aux derniers bancs de sable, oublie l'atoll qui se dérobe, résiste. Elle use de son " pied à mer ", elle savoure ce qui en reste et profite des eaux d'un rare turquoise, qu'offre l'un des derniers paradis terrestre. Ici le bain est sacré, et c'est tout en parure que l'on s'y plonge.
Le 26 décembre 2004, le bijou de cheville a cédé, la tradition s'est évaporée, les flots se sont emparés de la parure. Le tsunami de quelques heures s'en est remis aux courants océaniques de plusieurs années. Puis un jour, la plage de Barbâtre est devenu un écrin.
 
 
Nathalie BREMAUD-CZERNY
 
Un nouveau départ
 
1
 
L'affiche était jaunie et se balançait doucement au vent. Elle resterait jusqu'au 12 février, à la réouverture du Cadillac. Le patron, le p'tit Tintin, de retour d'une croisière dans les mers du sud, "Ah, les gars ! Exceptionnel ! Un bateau incroyable ! Vous verriez çà. Whisky et champagne à gogo. Et l'orchestre, quel talent !", la remplacerait pour le dernier titre de Ouest France. "Un octogénaire s'enfuit de la maison de retraite", "Comptes de campagne non validés" ou encore "En exclusivité, le dernier Alix et Arsénou". En attendant, "Naufrage au large de l'île du Pilier" avait encore quelques jours de gloire, avant l'oubli...
2
Un mois plus tôt:
"N'importe quoi !" avait hurlé Pierrette, "Regarde les prévisions. Force 7, ils annoncent. Et puis, çà veut dire quoi, toute la famille à réveillonner, et monsieur va faire du bateau. Homard, chapon et compagnie, c'est pour Bobonne. Et y'a Bébert qui doit livrer les huîtres. Ah, tu t'gênes pas, toi !"
Il avait grommelé, attrapé son ciré, plus très jaune après tant d'années, 42 exactement. C'est Pierrette qui lui avait offert. Elle avait dit, "T'épouses une fille de marin, y t'faut un ciré." Elle était comme çà, Pierrette, elle avait des certitudes. Des certitudes sur tout, sur la cuisson du bar, la couleur des volets, sur tout!
Le ciré, le voilier, les patates, les huîtres, il en avait ras la coquille, le Milou. 42 ans sur cette île, il aurait jamais dû y mettre ses grolles.
Il avait enfilé le ciré, et serré le poing sur son billet "Retour à la case départ". Il avait serré fort. Puis il avait souri, de ses dents jaunies. Pas vraiment un sourire, mais il faisait pas mieux.
Il avait jamais rien pu décider là-d'dans. L'autre, le gendre, l'étranger. Il venait pas d'loin, pourtant. Du continent, autant dire Zanzibar. Mais la Pierrette, elle lui en avait fait voir. Pas étonnant qu'il passe plus de temps avec son chien. Ou sur le banc à l'entrée du port, avec sa bouteille. On lui demandait rien là-bas. Mais même çà, c'était fini. Tout était prêt, le Zodiac des Baudel, le voilier déjà sur l'île, bien caché. Un aller-retour, le temps de faire couler le voilier. Bye bye Pierrette, hop, pas de traces. Disparu, le bonhomme. La grande vie.
Les yeux fermés, il aurait pu aller jusqu'au Morin. Alors la nuit, le vent, la pluie, il s'en moquait. Il se parlait tout bas, une vieille habitude. Les usagers du port n'y faisaient plus attention. Un vieux con avec son chien et sa bouteille qui grommelle tout seul.
Quelques misérables guirlandes clignotaient. La municipalité aurait pu remplacer les ampoules grillées. Tous des faignants. Enfin, lui, il s'en foutait, il aimait pas Noël. La famille Bergaudau au grand complet dans son salon tous les 24 décembre, depuis 42 ans. Les frères, le père, les oncles, les cousins, et la grand-mère, la pire celle-là. Increvable.
Deux, trois maisons étaient occupées, avec de la fumée qui sortait de la cheminée. Des estivants qui s'étaient dit "Cette année, si on réveillonnait sur l'île?" Un grand sapin, des enfants, des cadeaux. Des enfants, ils en ont eu qu'un. On l'a cherché longtemps, deux jours. Dans les marais qu'ils l'ont retrouvé, avec son VTT. Il avait pas 10 ans.
Il passa devant le 24, en construction depuis 15 ans. Tout s'était subitement arrêté. Il s'était toujours demandé pourquoi. Alors il avait imaginé, un gars qu'aurait dit "Basta, çà suffit, j'me tire." Un qu'aurait été différent. Un qui n'aurait pas supporté la petite vie. Parc'que c'est çà, c'qu'ils vivent tous, la petite vie! Pas d'espace, toujours sur la pointe des pieds pour lorgner vers le hublot. Il voulait aut'chose, le milou; quoi, il savait pas, mais pas çà en tout cas. Pas la nappe à carreaux, les courses le samedi, la voiture à crédit, les dimanches d'ennui, pas çà.
Le port était vide, pas un chat. Le bruit du vent, le claquement des mâts. L'odeur de la pluie, du sable, des embruns.   Personne, que Milou.
Il sauta sur le zodiac, le mit en route en moins de deux, et s'engagea sur l'étroit chenal. Dès la sortie du port, une déferlante s'abattit sur l'embarcation. Le zoom 310 des Baudel était résistant, heureusement. Et après tant d'années chez des marins, le Milou il savait c'qu'il faisait. Même si, pour les autres, il était toujours l'incapable.
Il ne lui fallut pas plus de quarante minutes pour atteindre l'île. Le temps de récupérer le voilier qu'il avait dissimulé derrière un vieux moulin, de le mettre à l'eau et le Milou faisait le trajet dans le sens inverse. Il jeta un coup d'œil sur la forme brouillée du voilier, il allait pas faire long feu, c'est sûr! Ils le retrouveraient au petit matin, une fois la tempête calmée, sur une des nombreuses plages, peut-être même la plage Saint-Jean, où il promenait son chien tous les matins. Le teckel irait renifler l'épave, le chercherait de la truffe. Le seul qu'allait lui manquer, tiens.
3
Le passage était étroit. Le vieux mimosa des Durange, des profs de Blois, avait petit à petit envahi l'espace entre le mur et le garage des Blondel, des retraités angevins. Pas aimables, ceux-là.
 Il passait à peine. La bicyclette rouillée était camouflée dans le tamaris touffu. Il l'avait trouvé sur la plage, un dimanche matin, en septembre. Sûrement des jeunes du camping qui s'en étaient débarrassé. Il l'avait gardé au cas où, il avait bien fait. Personne ne la reconnaîtrait.
La bicyclette grinça, un coup de pédale, et le voilà parti, le poing toujours serré sur son "sésame pour une vie meilleure". Comme dans les jeux vidéo des gamins, t'as toujours droit à une nouvelle vie. Alors, il serrait le poing, déjà dans ses rêves.
La tête baissée, le bonnet rayé marine bien enfoncé, il pédalait. Pourvu qu'elle tienne, cette sacrée bicyclette. La quatre-voie était déserte, la piste cyclable encore plus. Réveillon et tempête, les gens ne s'aventuraient pas loin du sapin.
Il était parti à 15h, ils commenceraient à remarquer son absence à l'heure de l'apéro. Il avait l'temps, mais il pédalait de toutes ses forces. Il courbait la tête, et avançait.  Il manquait d'entraînement, çà c'est sûr, mais la liberté çà donne du courage, des ailes, tout c'que vous voulez. Alors, il pédalait, ses gros doigts rougis serrés sur les poignées glissantes.
4
Une fois le pont franchi, entreprise périlleuse avec un vent puissant, et un vélo qui avait connu des jours meilleurs, il s'arrêta sur la place principale de Fromentine, regarda sa montre. Pile à l'heure, çà ne lui ressemblait pas, il était toujours en avance d'habitude. D'un coup de pied, il balança la carcasse rouillée derrière les toilettes publiques et s'avança vers la Twingo bleue. L'autocollant Blabla Cars était bien en évidence sur la vitre du conducteur. Un gamin d'à peu près 25 ans sortit de la voiture et lui serra la main. "Salut. Super, vous êtes à l'heure. Avec ce temps-là, on sera pas à Paris avant minuit. Vous avez pas de bagages ? Bon, on y va alors."
Avant de quitter Fromentine, Milou eut juste le temps d'apercevoir une affiche Ouest France qui se balançait devant le bar-tabac, "Noirmoutier: qui est le mystérieux gagnant de l'Euromillion?"
Il serra fort le poing.
 
 
Monique BITAUD

La goutte d'eau qui a fait déborder le Gois
 
 
                    Léa était à cran. D'abord agacée,  irritée, au fil du temps elle était devenue inquiète, et l'inquiétude enflait de minute en minute. L'affolement, voire la panique, n'étaient pas loin. Certes, avec Léo, elle avait l'habitude: c'était " Mister Catastrophe ". Pas un jour sans une de ses monumentales bêtises à rattraper. Pas le temps de s'ennuyer avec lui. Mais pour ce qui était d'avoir l'esprit tranquille (son rêve!), ça, c'était plutôt raté...
             Pourtant, quand ils s'étaient connus, sur l'île de Noirmoutier, ils étaient sur un petit nuage. Léa était noirmoutrine depuis vingt-quatre ans et ses parents tenaient un bar-restaurant non loin du Bois de la Chaize. Le serveur qui venait en appoint ne revenant pas cet été-là, ils avaient publié une annonce à laquelle Léo avait répondu. Il était étudiant en sociologie à Nantes et cherchait un job d'été. Ils avaient vite sympathisé: ils étaient du même âge. A la fin du boulot, et lors de sa journée de congé, ils se retrouvaient avec la bande de copains  de Léa . On les baptisa: " les deux L " Et les plaisanteries fusaient:
     -Attention à ne pas vous envoler, avec vos deux ailes!
      Mais aujourd'hui, finie la rigolade. Voilà maintenant que Léo revenait chaque année au resto malgré ses nombreuses maladresses: il était tellement gentil avec la clientèle et tellement serviable que c'était un bonus  pour " les Chaises du Bois ", le nom du restaurant des Berthier.
                Mais qu'avait-il bien pu se passer? . Léo avait un rendez-vous à dix heures du matin à Challans. Léa avait d'abord pensé l'accompagner, mais deux personnes de moins pour le service, c'était impossible. La mort dans l'âme elle l'avait laissé prendre sa voiture avec des tonnes de recommandations... aussi inutiles qu'artificiellement rassurantes! Elle savait qu'il refusait obstinément de prendre le pont. C'est vrai que pour eux ça ne représentait pas d'intérêt majeur, mais surtout, en fait... Léo avait le vertige et il préférait le Gois.
                 Heureusement, les horaires des marées collaient avec celle de son rendez-vous, et, en s'organisant bien, c'était O.K. Aussi pour le retour. Et c'était bien ça l'inquiétant: plus le temps passait, plus il risquait de ne pas pouvoir traverser! Mais s'il avait eu un problème, il avait son portable. Pourquoi diable n'appelait-il pas?
               -Il va me faire tourner en bourrique, marmonnait-elle! Mais qu'est-ce qu'il se passe?            Qu'est-ce qu'il se passe?...
                    Léo, d'habitude serein et à peine conscient des multiples calamités qu'il déclenchait sur son chemin, était, cette fois, parfaitement lucide et très inquiet lui aussi. Au début de la journée tout avait marché comme sur des roulettes. Le rendez-vous en vue d'une embauche dans une agence d'intérim de Challans comme conseiller, à la rentrée,  s'était très bien déroulé. Son charme naturel avait bien fonctionné auprès de la recruteuse et il était à 95% certain d'avoir remporté la victoire. Il avait bien pris le temps de déjeuner dans un restaurant de Challans: quel plaisir, pour une fois de se faire servir, au lieu de servir les autres! Une petite sieste dans un coin sympa, et le voilà prêt à repartir pour Noirmoutier. Une heure et demie avant la marée basse, une heure et demie après: trois heures de passage possible par le Gois   -quatre kilomètres deux cent-    pour une traversée d'environ dix minutes... IL fallait être bien idiot, quand même, pour se faire avoir!

                  Quand il attaqua le Gois, il lui restait encore une bonne demi-heure devant lui, et le coefficient  de marée n'était pas énorme.    Ce n'était pas comme quand avec de forts coefficients , le Gois pouvait disparaître sous quatre mètres d'eau. Du reste, le nom de Gois, qui remonte à 1577 , vient du verbe " goiser " qui signifie "  marcher en mouillant ses sabots ". Pour d'autres, ça voulait juste dire   " Gué ". C'est Léa, bien sur, la Noirmoutrine, qui lui avait appris tout ça, à lui, qu'était pas "  sorti de là ".
       Mais voilà, en plus d'être maladroit, ce pauvre Léo était malchanceux. Il avait fait moins d'un kilomètre quand il s'aperçut que ça secouait quand même d'une manière inhabituelle et excessive. Bien sur, le passage secouait toujours un peu avec ses gros pavés, mais là, ça secouait vraiment beaucoup. Il s'arrêta au pied d'une des neufs balises refuges et constata avec effroi qu'il avait un pneu tellement crevé qu'il roulait pratiquement sur la jante. Pas question d'aller plus loin et encore moins de faire les 3 Kms 300 restant. Et, un bonheur n'arrivant jamais seul, comme la veille il n'avait pas pensé à recharger son portable, celui ci, à plat lui aussi, ne lui serait d'aucun secours pour appeler les … secours! Quelle poisse! Cette fois, s'il s'en sortait vivant, lui, grâce à la balise, la voiture de Léa , elle , risquait le naufrage et avec elle ,  ses amours avec sa propriétaire qui allait le tuer cette fois, ça c'est sûr, après toutes les recommandations qu'elle lui avait faites le matin même
.
              Se raisonnant, il  se dit: "  Pas de panique, il va bien passer des voitures, je vais leur faire signe. " Mais , quand la guigne s'en mêle! Voyant l'heure de submersion du Gois avancer, de moins en moins de véhicules choisissaient ce passage et de plus en plus passaient sur le pont de Fromentine.  La première voiture à passer prit ses grands signes pour un " bonjour " et lui répondit  avec force coups de Klaxon et … de grands signes en retour. Léo n'était pas d'un naturel grossier mais là , quand même il hurla: "  Ah les cons! " Personne ne se pointant à l'horizon il redescendit dans la voiture pour voir s'il ne resterait pas quand même ne serait ce qu'un petit chouïa de batterie , juste de quoi envoyer un SOS par SMS. Mais non, rien de rien du tout.   Aucune vitalité, encéphalogramme plat pour ce pauvre portable. Et, avant qu'il ne ressorte de sa voiture , une Twingo rouge passa en trombe , car l'eau commençait à lécher les bas côtés. Là, l'affolement s'empara de lui pour de bon. Cette fois, il était vraiment fichu, plus aucune voiture ne passerait. Pour la première fois de sa vie, lui toujours cool et zen, était au bord de la crise de panique.
 
                   Léa, de son côté était dans le même état. Egalement au bord de la crise de panique. L'angoisse et l'inaction conjugués, l'amenaient au bord du malaise. Elle se décida donc à agir. Elle appela la gendarmerie de Beauvoir sur mer pour leur demander s'ils étaient au courant d'un quelconque incident au Gois "
    "  Ah , ma pt'ite dame; à c'theure, rien de signalé- lui répondit l'adjudant Philippot - mais je me renseigne et je vous rappelle. "De suite il appela "  la vigie du Gois "*. depuis, 2001, karine Buron est la patronne du "  Relais du Gois ", bar restaurant à Beauvoir sur mer à l'entrée du Gois.
   De son comptoir elle jette , de temps en temps , un oeil sur le Gois et sort parfois ses jumelles quand elle a un doute. Elle en a ainsi tiré plus d'un d'une situation critique, notamment des pêcheurs à pieds qui avaient fait tomber leurs clefs de voiture dans l'eau en pêchant.
- Dis voir, Karine, prends donc tes jumelles . N'y aurait-il pas quelqu'un en difficulté sur le Gois en ce moment?
- Attends voir que je regarde. Oh ben ,ça alors, mais oui, t'as raison. Sur la deuxième balise , y a un gars qui fait de grands signaux. Et sa voiture commence à avoir les roues dans l'eau dis donc. Faudrait voir à vous magner les gars, amenez vite la dépanneuse avant que ce soit trop tard.

             
                   Article dans "  Détour en France "  d'Aout 2008 N° 129 Spécial Vendée.

    Et c'est comme ça, qu'héberlué,  léo vit apparaître une dépanneuse , dix minutes plus tard. Il était encore temps, heureusement. L'eau n'avait guère monté, vu le petit coefficient. Le bas de caisse et le dessous de la voiture en seraient quittes pour un passage au jet d'eau claire pour éliminer l'eau salée corrosive. Un moindre mal, au vu du risque imminent d'engloutissement du véhicule.
      On lui expliqua comment les secours avaient été prévenus.

              De retour à l'hôtel, il se jeta au cou de Léa en ne sachant que répéter "  Pardon , merci , pardon, merci... "... mais il se retrouva projeté sur le divan où elle l'envoya valdinguer brutalement avec un "  ça suffit " à vous glacer les sangs. Il n'eut rien le temps ni de dire ni de faire avant que l'ouragan Léa s'abatte sur lui.
- Ah non, mais qu'est ce que tu crois? Que je vais t'accueillir à bras ouverts et te consoler en prime? Mais alors là , même pas en rêve, parce que moi , ce que tu viens de me faire vivre là, ce n'était pas un rêve mais le pire des cauchemars. J'ai cru mourir de peur. Mais, ne te crois pas plus important que tu ne l'es. Pas à cause de toi. Rien à cirer d'un crétin pareil. Au pire tu passais la nuit sur la balise, ça t'aurait peut-être remis les idées en place. Mais , ma bagnole, dis t'as pensé à ma bagnole? Elle, c'était sa mort assurée et ce n'est pas toi qui m'en aurait racheté une hein! Et moi qui ai été assez stupide pour te faire confiance. Plus bête tu meurs , franchement!
- Mais, léa..
- Ah la ferme! Y a pas de Léa , y a plus de Léa. Elle est morte Léa , de peur , de rage , de tout. Elle a plus de confiance , plus d'espoir, plus d'amour , plus rien, t'entends. Elle a fait naufrage Léa. Elle a coulé , à pic, emportée par les courants de la frayeur, du désespoir, de la colère. Je ne peux plus , Léo, désolée , mais là c'est au dessus de mes forces. Je ne peux pas courir le risque de revivre ça une autre fois, j'en mourrais pour de bon cette fois, c'est sûr. Et je ne peux plus te faire confiance, la preuve. Cette fois c'est la goutte d'eau qu'à fait déborder le …Gois, tiens!
- Je comprends, et plus que ça. Qu'est ce que tu crois? Que tu es la seule à avoir eu peur? Mais j'étais complètement affolé oui
- Toi, affolé , Monsieur Zen en personne, laisse moi rire. Pour avoir peur, faut déjà être conscient et là , c'est trop te demander.
- Bon, allez , Léa, je te connais, t'es curieuse. On ne va pas en rester là. Je te dois au moins des explications non? Je vais t'expliquer ce qui s'est passé, d'accord ? Après t'en penseras ce que tu voudras.
- Tu parles, je les entends d'ici tes explications. "  C'était pas ma faute " Monsieur le toujours victime de la malchance et jamais coupable de rien.
- Vrai et faux.  Tu ne vas quand même pas me dire que je suis coupable d'avoir eu un pneu qui a crevé ? Si ce n'est pas de la malchance alors qu'est-ce que c'est?  Mais c'est vrai que je reconnais que je suis coupable d'avoir oublié de recharger mon portable ce qui fait que quand j'ai voulu appeler les secours , je n'ai pas pu.
- Et voilà. Encore un oubli! T'en as pas marre? Moi si.
- Tu n'es pas obligée de me croire et à ta place, je ferais comme toi, mais je te jure que cette fois j'ai, eu la peur de ma vie. Et c'est une leçon que je ne pense pas pouvoir oublier celle là. Tiens , au retour, j'ai fait un détour pour acheter un chargeur de secours. Et je l'aurai toujours sur moi. Je me suis aussi installé des alertes sur mon smartphone pour me rappeler de le recharger régulièrement. Alors, prête à me croire?
- Mmmhh. C'est trop beau pour, être vrai!
- Tiens, regarde, voilà le chargeur de secours et regarde dans mon smartphone. Léa, je te jure j'étais aussi mort de trouille que toi. Et puis c'est vrai aussi que la chance n'a quand même pas été de mon côté avec ces idiots dans leur bagnole qui ont cru que je leur faisais "  coucou " au, lieu de s'arrêter.
            Au récit de Léo , en détail , de sa mésaventure, Léa ne pût s'empêcher de rire par moments et eu bien du mal à  se retenir de le prendre dans ses bras pour le réconforter, mais , quand même. Elle devait garder sa dignité de reine offensée, sans blague.

- Léa, je te jure , tu es le premier et le seul amour de ma vie . Je ne peux même pas imaginer ma vie sans toi? Tu peux toi, dis? Tu peux me laisser comme ça , d'un coup, de colère , sans le regretter , tu crois? Si tu me dis oui, ça veut dire que tu ne m'aimes pas vraiment , alors je n'ai plus qu'à m'en aller .
- J'ai pas dit ça Léo, tu le sais bien. Moi non plus je ne me vois pas vivre sans toi, mais le problème c'est que je ne me vois pas non plus passer ma vie à mourir de trouille en me demandant ce qui va me tomber sur la tête tu comprends.
- Evidemment que je comprends. Qu'est ce que tu crois? Ce n'est pas marrant non plus pour moi de me trouver souvent dans des situations difficiles voire impossibles. C'est pénible à la fin, je te jure. Et, puis, tu sais , en plus de toi, je suis aussi tombé amoureux de ton île. C'est bien ta faute aussi. Tu as tellement bien su me la faire aimer. J'ai pris le virus et quand je suis loin de Noirmoutier, je n'ai qu'une envie, c'est d'y revenir. Voir les champs de " bonottes ", le port de l'Herbaudière, les marais salants. Et aussi , la plage du Vieil, la Guérinière, Barbâtre....autant de noms qui ne me disaient rien il y a encore cinq ans et qui maintenant chantent à mes oreilles et en mon coeur. Je ne peux juste plus m'en passer.
- Mazette, waouhh, ça t'a vraiment secoué dis donc, te voilà romantique maintenant.
- Moque toi, tiens c'est ton droit. En plus, je ne t'ai même pas encore dit, avec tout ça. Mon entretien d'embauche s'est très bien passé à Challans et je suis quasiment sûr d'avoir le poste, j'en aurai confirmation sous 48 heures. Je te promets que pour aller travailler je prendrai le pont, juré.
- Mais tu as le vertige?
- Je ne regarderai que devant moi, pas sur les côtés, voilà tout. Je m'y ferai , faudra bien de toute façon, mes heures d'embauche et de débauche ne correspondront pas toujours avec les heures de passage du Gois. Dis Léa, tu me redonnes une chance? Ou plutôt non. Tu nous redonnes une chance? A nous, à notre couple? Ce serait trop bête que la voiture n'ayant pas fait naufrage notre couple, lui sombre, non?
- Ah là là. Je sens que je vais encore craquer et faire une autre bêtise mais, c'est vrai que je n'arrive pas à rester fâchée avec toi longtemps. Tu as un tel air de chien battu. Seulement, si tu ne veux pas être veuf de bonne heure évites moi de tels chocs à répétition, tu veux bien?
- Veuf ? Tu...tu veux que je te demande en mariage , c'est ça?
- N'exagérons rien. Non. Pas si vite. C'était juste une formule , comme ça. T'emballe pas hein!
- Bon, allez, c'est reparti pour un tour mais je te promets de faire tout mon possible pour éviter d'autres catastrophes.
- Plus que ton possible ce serait encore mieux.
 
 
Marie CHEVALIER
 
Une bouée, rien qu'une bouée…
 
 
Elle m'avait dit : je te donne  ma parole que nous  ferons toute notre vie ensemble, je t'aime.
Quand on a vingt ans, et qu'une jolie fille  se pend  à votre cou en prononçant ces mots, vous voyez des étoiles. Bien sûr vous la serrez dans vos bras en bégayant : moi aussi je te la donne.
Et pourtant nous sommes séparés. Au bout de cinq années de vie commune, d'amour partagé et une complicité extraordinaire.
Un jour elle me demanda si cela  me  tenterait d'aller en vacances dans une Ile. Pourquoi pas ai-je pensé, il y a  maintenant des ponts. Cela parait puéril c'était ma condition pour accepter ce qu'elle me proposait. Elle aimait tellement la mer que je ne pouvais décemment pas refuser. Toute sa famille était de Noirmoutier, ses  parents  y étaient revenus  à leur retraite depuis six mois et elle se languissait d'eux me répétait-elle souvent.  Alors pour lui faire plaisir, j'acceptai.
Quand je la regardais, si heureuse, une vraie gamine qui attend le  père Noel,  je ne regrettais rien. Les deux mois précédant la  date de notre départ  passèrent très vite.  Il n'y avait pas une  journée sans  qu'elle ne  me soule littéralement avec ces vacances et " son "  Ile ! Je dois reconnaitre que je ne comprenais pas trop cette euphorie. Cela faisait quatre années que nous partions  tous les deux  à travers la France et jamais elle ne s'était tant emballée.
Mais tu ne peux pas comprendre mon amour, j'y suis née, j'y avais plein d'amis,  ils me manquent et je suis si contente de revoir mes parents ! J'avais quand  même l'impression qu'elle en faisait trop, mais elle paraissait si enthousiaste …
Effectivement  je me souvenais qu'elle me  parlait assez souvent de Noirmoutier, de ses rivages, de ses  pommes de terre, de ses balades en bateau, de son passage du Gois, de  l'Herbaudière, des  marais salants  mais  bon ! Tout cela ne justifiait pas à ce point autant d'euphorie.
Il faut dire que j'étais né  à Paris, rien de transcendant, au cinquième étage sans confort et des parents continuellement absents  à cause de leur emploi. Ils étaient tous les deux infirmiers avec des horaires complètement déments  et pas  vraiment en phase  pour  l'éducation d'un enfant.  Leurs horaires changeaient tout le temps que soit  la nuit, le jour, ou moitié nuit  moitié jour, les jours fériés etc. je les voyais à peine. C'était notre voisine qui s'occupait bien souvent de  mes repas ou de  mon petit déjeuner. Ils auraient pu s'arranger, mais ils travaillaient  dans le  même hôpital, ce qui n'était pas facile.
Alors quand nous nous retrouvions exceptionnellement tous les trois, nous n'avions  plus rien à nous dire sinon les questions  toutes faites : tu manges bien à la cantine ?  Tu as fait tes devoirs ?  Et plus tard quand  je fus adolescent ce furent d'autres questions : tu sors ? Tu as des copains, tu as une copine ? 
Je souriais et ne répondais pas. Quand  nous nous sommes  mariés ils ne le surent que  trois semaines avant. 
Ce  fut une  petite cérémonie toute simple avec nos  copains  communs. Nous avions trouvé un studio pas trop cher  à l'autre bout de Paris et  je n'ai plus vu mes  parents. Cela ne me gênait pas.
J'avais trouvé un petit boulot dans une grande entreprise à la maintenance informatique et ma femme était coiffeuse.
Ces vacances lui tenaient tant à cœur que je commençais moi aussi à être impatient de partir.
Le mois de Mai arriva enfin et  tout était prêt pour notre voyage. Nous voulions éviter  les  vacances scolaires et  ne pas  être trop envahis  par le monde  mais  bon ,  ce sont  les vacances !  Nous  partîmes à cinq heures du matin afin d'arriver  tranquillement à notre location dans un gite,  allée des mimosas  à Noirmoutier en l'ile,  une jolie maison de caractère  avec bien sûr, les volets  peints en bleu.  Très confortable  avec  une cheminée. Incroyable comme ces  maisons sont belles ! Je dois avouer que cela valait tous les logements "  vue sur  mer " que nous avions  repérés sur  internet ! Dehors  une jolie terrasse sur un gentil jardin, le rêve. Trois semaines de bonheur nous attendaient  La  plage n'était pas loin, nous  pourrons y aller à pieds ou en vélo. 
Le lendemain nous avons loué deux vélos.
Clotilde était resplendissante dès le soir même, elle avait pris des couleurs et  la fatigue de son année de travail semblait envolée.  Nous avions  marché,  marché encore et encore,  à prendre  le vent marin dans le visage, respirer  l'air pur et surtout parler, parler… elle me racontait son enfance, elle me racontait ses escapades avec ses  copines de collège.  Elles  partaient  le mercredi matin très tôt et  fonçaient vers  la plage des Dames. Pour s'y rendre,  deux jeunes gens qu'elles connaissaient bien les embarquaient  sur leurs petits voiliers qu'ils louaient aux estivants. 
Arrivés  à destination sur cette plage  immense et  couverte de sable fin, ils  dormaient, riaient jouaient au ballon ou bien me dit-elle en rougissant : nous flirtions.
Je la trouvais charmante avec cette retenue de jeune fille. Elle m'avait parlé de  ses amis Noirmoutrins me disant qu'en fait elle ne  les avait jamais revus depuis qu'elle avait quitté  l'île.
Le soir nous avons pu diner dehors sur la terrasse  et franchement je ne cessais de me répéter que j'avais bien fait de l'écouter. Quel endroit merveilleux que cette  île, moi le  parisien plutôt campagne, je découvrais  le plaisir simple de la béatitude  devant  un coucher de soleil sur la  mer.  Nous étions fatigués  de notre  longue  marche  mais heureux.
Le lendemain pendant que nous déjeunions sur la terrasse, elle me  proposa une petite virée  sur la  plage des Dames ; elle voulait  que je connaisse l'endroit qu'elle qualifiait de  magique. Je  n'étais pas  très fier car je craignais  une  petite histoire d'amour qu'elle m'aurait cachée  et  je préférais qu'elle ne  me parle  pas de " tout ça ". De la jalousie sans aucun doute et pourtant je savais qu'elle  n'était qu'à moi, qu'elle  m'aimait, mais le bonheur est si fragile !
J'acceptais  malgré tout et  le lendemain nous y allâmes en voiture en empruntant les avenues Pineau, Victoire puis Clémenceau. Un jeu d'enfants. Nous trouvâmes tout de suite une  place de  parking  car nous avions l'intention d'y passer la  journée.  Nos glacières remplies de crudités, de cochonnailles et de vin rouge léger réjouissaient les  papilles. Ce soir nous  passerons  par  Noirmoutier l'île où nous avions réservé  à " la fleur de Sel "  un restaurant réputé  pour ses fruits de mer.
Il faisait un temps splendide et Clotilde s'étant allongée semblait dormir. Moi je dois reconnaitre que je  somnolais également quand soudain ma femme poussa un grand cri ! Elle devait rêver mais  je levai d'un bond et  me penchai vers elle en la secouant doucement.
- Que se passe-t-il ma chérie ?
- Rien rien un cauchemar sans doute …
- Mais tu as vraiment crié très fort ?
-  Bon n'en parlons  plus  je te dis que c'était un mauvais rêve.
- Raconte si tu veux ça te soulagera.
- Je te dis de ne plus en parler  d'accord ?
Le ton employé  me sidéra. Jamais elle ne m'avait parlé avec cet agacement.
La matinée  passa rapidement sans que nous échangions une  parole. Je respectais son silence  mais  j'étais particulièrement sur les nerfs  et  quand  le soir nous arrivâmes au restaurant  je remis ça:
-  Tu peux me  le  dire maintenant à quoi correspondait ton rêve ?
- Oui je vais te raconter mais ensuite je ne suis pas  sûre que tu veuilles rester ici.
- Vas-y… 
Elle commença  à parler d'une  voix  basse. Il fallait  que je force mon attention pour comprendre puis tout devint très clair.
Il  y a dix ans, elle venait d'avoir vingt ans et était tombée follement amoureuse d'un noirmoutrin qui habitait Vieil, près de ses parents.
 Ils  allaient chaque jour avec une  petite  barque appartenant à son père  rejoindre  la  plage des Dames  quand tous les touristes étaient, soit au restaurant soit  rentrés chez  eux fourbus de leur balade  à travers  l'île.
Leur amour dura  le temps d'un été. Clotilde devait repartir  avec ses  parents  sur Paris et le garçon travaillait comme serveur pour payer ses études  justement   au restaurant dans lequel nous étions en train de dîner.  Ce n'était pas une coïncidence, c'est elle qui avait choisi ce lieu. Elle me l'avoua en même temps que  tout le reste.
Un soir  juste la veille de partir ils décidèrent de  passer la  nuit sur  la  plage.
Comme d'habitude  ils  vinrent en barque et  …..
Un geste trop brusque de Clotilde  qui se leva d'un bond  à l'arrière  de la barque les fit  chavirer.
Ils savaient tous les deux nager, mais ils n'avaient pas envisagé  qu'ils venaient de  dîner et copieusement en plus.
Johan coula à pic.
 Clotilde, perdue et effrayée put tant bien que mal regagner la  rive, ils n'étaient pas très éloignés de la  plage.  Ils y étaient presqu'arrivés.  Elle ne fit rien pour  sauver  Johan qui l'appelait, la suppliait de venir l'aider… Trop peur des représailles, elle le laissa  se noyer.  Elle pleurait en me racontant cela et surtout  insistait sur le fait qu'elle ne savait pas quoi faire, la  barque était retournée et  …
Je la  pris dans mes  bras, essayant de  la calmer et  lui affirmant que tout cela n'était pas de sa  faute, qu'elle avait eu peur... Enfin toutes  les  phrases que l'on dit dans ces moment-là.
Nous  rentrâmes dans notre  location, sans  un mot, perdus tous les deux dans nos  pensées.
Dans la  nuit, j'entendis vaguement du bruit  dans  la cour. Je  pensai que c'était un animal et je me rendormis.
On frappa fort  à la  porte vers  six heures du matin, il faisait à peine  jour.  J'ouvris  en me  grattant la tête et  je vis deux gaillards de mon âge à peu près  tenant  ma Clotilde, ruisselante.
Cette femme est la vôtre ?  On l'a trouvée morte cette  nuit  sur la  plage des  Dames. La mer l'a sûrement ramenée avec la  marée.  Elle avait ça pourtant près d'elle…  une bouée… On ne comprend  pas pourquoi elle l'a emportée et surtout pourquoi elle ne l'a pas  mise…
Je ne savais plus quoi faire ni dire.  Tout se déroulait si vite !
Quand je vis sur la table de  chevet une enveloppe à mon nom.
Je l'ouvris en tremblant.
Jeannot, tu n'aurais  jamais dû insister  pour que je te raconte  mon cauchemar. C'était Johan qui m'appelait et  tu sais ce qu'il me disait ?  N'oublie  pas  la bouée cette fois, que  l'on ne fasse pas naufrage deux fois …
Je ne suis  jamais revenu dans l'île. Ses  parents l'ont enterrée au cimetière du village et  moi je suis rentré  chez  moi, seul….
FIN
 
 
Lorsque nous avons proposé le thème du naufrage "dans tous les sens du terme", pour cette 8ème édition du concours de nouvelles, nous n'imaginions pas  recevoir des textes aussi différents... Mais les auteurs ont du talent et leur inspiration semble inépuisable.  
"Naufrage à Noirmoutier", c'est, bien sûr, celui du Saint-Philibert ou de la Reine du Sud, qui hantent encore les mémoires. On ne pouvait pas, non plus, passer outre le Gois et ses multiples anecdotes... Pourtant, on trouve beaucoup d'autres choses dans les histoires que nous ont soumises les candidats. Nul doute que, à l'instar du jury, vous serez étonnés en les découvrant.
Félicitations à tous les participants !

Beaucoup des auteurs que vous retrouverez dans ce recueil sont des fidèles, qui ne manquent jamais ce rendez-vous. Certains y apparaissent pour la première fois et nous leur souhaitons la bienvenue.
 
Ces auteurs, les voici...
 
 
Aurore GAURAN
 
La légende de l'Araignée noire

Règne de Louis XIV
 

L'Araignée Noire et sa flotte avaient accostés non loin de la côte des Grands Chevaux, par un matin lumineux de mai. La mer était d'huile, le soleil rayonnait de mille feux. L'île de granit et de gneiss était recouverte d'un tapis de fleurs de mauves. Le ciel bleu azur était empli de mouettes et de sternes qui tournoyaient au gré de la brise amicale. Non loin de là, les pêcheurs de l'Île de Noirmoutier avaient vu le pavillon caribéen et le drapeau pirate. Rapidement, la rumeur se répandit que les pirates avaient investi l'Île du Pilier. Personne ne s'en offusqua car, lors du sermon du dimanche précédent, les Noirmoutrins avaient été prévenus de leur arrivée par le prêtre de leur paroisse. 
Soukéferme, corsaire du Roi, avait investi l'Île du Pilier sur ordre de Louis XIV afin de mettre en place une ferme de tabac. En sus, il avait obtenu la permission royale d'effectuer quelques razzias à bords des navires anglais,espagnols et hollandais. Le Pilier serait l'endroit idéal pour stocker les butins. Le forban et son équipage établirent leurs quartiers dans les ruines de l'ancienne abbaye des moines de Buzay. Le soir même, le drapeau pirate flottait sous la lune et la nuit se rempli des chants rauques et éraillés des gueux de la mer.
Pendant que l 'équipage festoyait, Soukéferme et son second discutaient. L'île de Noirmoutier était exemptée d'impôt royal et ce contexte était propice à la mise en place d'un commerce de contrebande de tabac. Les deux hommes devaient rencontrer dès le lendemain Dom  Fouillon, abbé de l'abbaye de la Blanche et gouverneur de l'île de Noirmoutier. Au petit jour, une chatte quitta l'Île du Pilier en direction du port de l'Herbaudière. L'abbé devait les recevoir sur les quais.

Escorté par deux gardes royaux et son intendant, Dom Fouillon accueilli son hôte à bras ouverts. Il entraîna sa suite, Soukéferme et son second vers une charrette. Chacun pris place comme il pu. L'équipage emprunta un chemin de terre qui serpentai. Ils traversèrent le hameau du Petit-Vieil en longeant le rivage. Ensuite, un peu avant la Madeleine, chacun pu admirer la plage et au loin les Récifs des Pères. L'horizon offrait une vue magnifique sur  l'embouchure de la Loire et la pointe Saint-Gildas. L'abbaye de la Blanche se dessina bientôt. Bordée par le chemin de la Linière, les chênes qui constituaient le bois attenant abritaient des fleurs jaunes groupées en rond ici et là . L'air était empli de senteurs fleuries. Les murets de pierre qui longeaient la Linière abritaient aussi çà et là quelques  iris germanique à fleurs bleues et des iris blancs de Florence. Le monastère offrit enfin son visage aux visiteurs. La charrette pénétra dans le domaine ecclésiastique. Deux bâtiments en équerre de belle façade supportant une toiture aiguë abritaient les moines. Ceux-ci s'affairaient à leurs besognes quotidiennes tels des abeilles dans une ruche. En face de l'abbaye, trônait l'abbatiale où demeurait Dom Fouillon. Deux lions de pierre qui encadraient une porte d'entrée tout proche semblaient veiller à la quiétude des lieux. La charrette s'arrêta en face de la demeure du père-abbé. Tous descendirent. Dom Fouillon invita ses hôtes à le suivre jusque dans ses appartements. Les deux gardes restèrent dehors, aux côtés de la porte d'entrée.
Le père-abbé fouilla dans ses poches et en sorti un trousseau de clés. L'ensemble cliqueta lorsque l'abbé cherchait la clé qui ouvrait son étude. La clé grinça fortement dans la serrure. L'abbé se poussa sur le côté et invita les nouveaux venus à entrer. Le vieil homme leur proposa un siège et s'installa face à eux, derrière son secrétaire.
Soukéferme avait besoin d'un lieu et de main d'œuvre pour conditionner le tabac. Dom Fouillon lui indiqua qu'une grange avait été affectée à cet usage dans le village de Noirmoutier-en-l'île. Il expliqua aussi que les Noirmoutrins s'étaient portés volontaires pour travailler. En effet, si l'île était exemptée d'impôt sur le tabac et sur le sel, elle ne l'était pas sur d'autres choses : la vaisselle, l'étain et autres taxes royales. La population voyait dans l'implantation de ce nouveau commerce l'occasion de voir leurs bourses se remplir de quelques deniers de plus.
Les bourgs de L'Herbaudière, de l'Epine, de la Guérinière, de Barbâtre et du Vieil avaient répondus présents le dimanche précédent. Les curés des différentes paroisses avaient couchés les noms des volontaires sur des registres qu'ils avaient fait parvenir à Dom Fouillon. Soukéferme et son second furent impressionnés par le nombre de feuillets. La question était donc tranchée et l'affaire conclue.
 
Dès le lendemain, l'Araignée Noire accosta dans le port de l'Herbaudière. L'équipage de Soukéferme débarqua les ballots de tabac. Dom Fouillon était présent sur le quai. Il bénissait chaque ballot et son porteur. Les charrette et les chevaux reçurent aussi la bénédiction divine. Soukéferme ne fit aucune objection à ces bondieuseries. Il se disait que si cela ne faisait pas de bien, cela ne ferait pas de mal. Un long convoi se forma bientôt en direction de Noirmoutier en l'île. L'abbé de la Blanche s'installa dans la dernière charrette. Arrivé près de la ferme à tabac, il béni les lieux. Les volontaires faisaient la queue devant le bâtiment. Le bosco de Soukéferme les enregistra dans son carnet en les affectant chacun à leurs tâches respectives. Le ballet des chattes commença bientôt entre le port de Nantes et l'Île de Noirmoutier.
Soukéferme était très suspicieux. Son maître d'équipage était chargé de faire exécuter tous ses ordres. Le corsaire veillait lui-même à diriger la fabrique de tabac. Dom Fouillon lui avait conseillé de s'installer à Noirmoutier-en-l'Île afin de mener sa mission à bien. De plus, le père-abbé avait des obligations religieuses mais aussi administratives. Sa fonction de gouverneur lui prenait du temps. Le religieux ne comptait pas ses heures et l'aide du pirate ne serait pas de trop.
Outre ses inspections, Soukéferme se rendait régulièrement sur l'Île du Pilier. Le pirate avait établi ses appartements dans l'ancienne chapelle de l'abbaye. Sur l'autel, on pouvait voir des cartes marines, des gobelets de fer blanc et un pichet de bon vin. Une fois par semaine, il quitta son logis pour rejoindre l'île du Pilier. Là, il regardait les trésors amassés par ses hommes. La nef de la  chapelle s'était petit à petit remplie. On y trouvait pêle-mêle des bijoux en or et en perles, de la vaisselle de porcelaine fine, des étoffes précieuses, des tonneaux de vin et beaucoup d'autres merveilles encore.
Soukéferme, toutefois, était très préoccupé. Son équipage, sans mot dire, le voyait souvent faire face à la mer. Secrètement, ses hommes espéraient repartir vers l'aventure. Cette vie sédentaire commençait à leur déplaire. Ils s'ennuyaient ferme. Tous rêvaient d'abordages en haute mer et de bordels caribéens...
Depuis quelques jours, le corsaire recevait de mystérieux visiteurs la nuit. C'étaient les émissaires du roi Louis XIV. Le monarque avait déclaré la guerre aux Pays-Bas et s'inquiétait de l'avancée des navires de guerres hollandais dans l'Océan Atlantique.  On avait apprit à Nantes, vers la fin de juin 1674, que l'escadre hollandaise de l'amiral Tromp, ayant levé le siège de Belle-Île, se dirigeait vers l'entrée de la Loire. Le dernier rapport de la marine royale les situait non loin de la Baie de Bourgneuf.

 
 Sa Majesté menait une guerre sans merci contre les Provinces-Unies. Louis XIV savait que  Soukéferme, ses hommes et les Noirmoutrins étaient d'excellents marins mais aussi de très bons combattants en mer. Il venait donc leur demander de l'aide...
Le plan de défense de l'Île de Noirmoutier fut établi entre Soukéferme, un émissaire royal et le gouverneur de Noirmoutier. Le corsaire lancerait sa flotte dès le lendemain dans la Baie de Bourgneuf et partirait à l'assaut des navires ennemis. Soukéferme rentra dans ses quartiers insulaires. Il avait amené avec lui son bosco et ses meilleurs hommes. La contre-attaque se préparait...
Début juillet 1674, la flotte hollandaise mouillait dans la baie de Bourgneuf. Face à eux, l'Araignée noire et sa flotte étaient en position de défense dans le port de Noirmoutier en l'île. On pouvait apercevoir la flotte hollandaise, constituée de plusieurs bateaux, dans la Baie de Bourgneuf, cinglant vers l'île de Noirmoutier. Depuis son point d'ancrage, Soukéferme, à bord de l'Araignée Noire, étira sa longue vue. Il vit le visage de son ennemi de toujours apparaître : l'amiral Tromp. Son esprit voyagea des années en arrière. Il se revit alors à l'école des Amiraux des Pays-Bas. Tromp, par une manœuvre particulièrement pernicieuse, avait réussi à le faire renvoyer. Soukéferme avait alors entamé sa carrière de pirate avec la ferme intention de se venger de Tromp lorsque l'opportunité se présenterait. Aujourd'hui, le jour était venu de donner une bonne leçon à cet amiral prétentieux...
Après avoir jeté l'ancre en face de l'île, les Hollandais attaquèrent au lever du soleil par voie de terre et de mer. Ils étaient des milliers...
Les corsaires se lancèrent au combat dès le début de la bataille navale. Désavantagés par leur nombre, ils se battirent néanmoins comme des lions. Les canons tonnaient, l'air charriait une forte odeur de poudre. Les capitaines des vaisseaux donnaient des ordres à tout va. Les flibustiers abordèrent plusieurs embarcations et firent plusieurs morts. Les cris des corps à corps se mêlaient aux cris perçants des mouettes. Sur terre aussi, les combats faisaient rage. La population, face à des forces aussi considérables, s'engagea dans la lutte avec Dom Fouillon à sa tête. Sous la conduite des moines et de leurs hommes francs, les Noirmoutrins combattirent de la plage du Vieil à celle des Sableaux en passant par celle de la Claire avec courage et ardeur. 
Les combats firent rage pendant deux jours. La bravoure des écumeurs ne permit pas de refouler les envahisseurs. Soukéferme ordonna le repli de l'Araignée Noire en direction de l'Île du Pilier. Les insulaires et les moines furent écrasés après avoir fait perdre à l'ennemi plusieurs centaines d'hommes dont des officiers.
Le comte de Horn, capitaine sous les ordres de l'amiral Tromp, posa pied à terre et occupa Noirmoutier dont il détruisit les fortifications. Il s'empara des cloches de l'église Saint-Philbert,  emporta les bestiaux et la récolte de blé de l'année. Le capitaine hollandais ordonna que l'abbaye de la Blanche devint un poste militaire. Dom Fouillon et ses religieux tremblaient de rage. Fidèles aux commandements de Dieu, ils tombèrent en prière devant les murs d'enceinte de la Blanche et prièrent jour et nuit contre cette occupation.
Les Hollandais envahirent l'Île de Noirmoutier du nord au sud. Plusieurs centaines cavaliers furent positionnés à la pointe de la Fosse afin d'empêcher le continent de venir en aide à la petit île. Le Gois était surveillé jour et nuit. Le château de Noirmoutier-en-l'Île fut occupé par une garnison de mille hommes.
De nuit, Dom Fouillon, sa garde et quelques Noirmoutrins se rendirent sur l'Île du Pilier. Ils discutèrent afin de mettre en place des actions pour bouter les hollandais hors de l'île. Soukéferme était encore abasourdi par les moyens employés par Tromp pour envahir une île aussi petite et aussi peu stratégique au plan militaire. Dom Fouillon lui fit part de sa rage face à tant de barbarie. Soukéferme et ses hommes furent abasourdis par la réaction si vive et si colérique de cet homme de foi d'habitude si doux et si calme. Eux aussi se sentaient désarmés. Ils avaient le cœur gros de voir le peuple Noirmoutrin, qui les avaient accueilli à bras ouverts, asservi par les Hollandais. Un plan de bataille fut monté. Chacun bu cul sec un verre de bon vin pour se donner du courage.
Durant les trois semaines qui suivirent, les Noirmoutrins entrèrent en résistance. Chacun  mit du sien pour faire fuir cet envahisseur mal-aimé. Du petit berger à la lingère en passant par les aubergistes, chacun prit un malin plaisir à signifier à l'envahisseur que sa présence n'avait que trop durée. Les actes de sabotage se multiplièrent. Des munitions furent détruites et des chaloupes hollandaises coulèrent sans raisons apparentes dans les ports. Les hommes de troupes subirent des désagréments de tous ordres : maux d'estomac, éruption cutanée...
L'amiral Tromp ne pouvait que constater que son l'invasion était un échec total. L'implantation hollandaise n'aurait jamais lieue. Il ordonna à son capitaine de réunir les hommes pour lever le siège. Dès le lendemain, les Hollandais quitteraient Noirmoutier définitivement.
Toutefois, l'amiral Tromp n'entendait pas en rester là. Il voulait donner une leçon à cette populace insulaire qu'il méprisait. Il partirait, oui mais pas seul.

 Il décida que les cales de son navire abriterait des otages en plus du trésor de guerre. Si les Noirmoutrins voulaient revoir les leurs, ils devraient s'acquitter d'une rançon.  Il décida lui-même du statut des otages : ce serait des notables.
 Il choisi de les convoquer un à un dans la salle d'armes du château de Noirmoutier. La rumeur se répandit comme une traînée de poudre. Dom Fouillon et ses frères s'étaient installés au sein du monastère noir de Noirmoutier-en-l'Île afin de protéger les reliques de Saint-Philbert des envahisseurs. Le prieur appris par un coursier hollandais que l'amiral le demandait. Quelques heures auparavant, un gamin s'était présenté à lui à bout de souffle. Il lui annonça que les sieurs de l'Anglée et du Marais Vieux, André Joubert le Jeune et Nicolas Moreau avaient eux aussi été convoqués.
Le père-abbé ordonna à un de ses hommes francs de porter un pli urgent à Soukéferme. L'homme parti à bride abattue vers le port de l'Herbaudière. Sur place, il se dirigea vers la taverne de la Bernique. Il toqua trois fois au volet. Un homme passa son visage par l'entrebaillement. L'homme franc chuchota un mot. L'homme referma le volet. La porte s'ouvrit et un jeune homme sorti. Il conduisit le cavalier jusqu'à une chaloupe. Les deux hommes s'y installèrent et rejoignirent l'Île du Pilier.
Dans la salle d'armes du château, lorsque Dom Fouillon vit les traits défaits de ses compagnons, il comprit que cette convocation était de mauvaise augure. Tromp, tout à son triomphe, arpentait la pièce de long en large, le sourire aux lèvres. Faute de les conquérir, il pensait les avoir moralement anéanti. Il leur expliqua que personne n'avait payé la rançon pour eux. Il leur restait donc une dernière nuit à passer sur le sol noirmoutrin avant de rejoindre Amsterdam. Dom Fouillon, resté silencieux jusqu'alors, demanda la permission à leur geôlier de bien vouloir les laisser seuls pour prier. Tromp accepta et émit un rire sarcastique les quittant.
Soukéferme frémissait de rage. Envahir l'île n'avait pas été suffisant. Il fallait que Tromp amène des otages. Il devait tout faire pour les délivrer. Il ordonna à son équipage d'armer l'Araignée Noire. Pendant ce temps, avec son second, le corsaire évaluait les forces en présences. Les Noirmoutrins, par leurs sabotages, avaient affaiblis la flotte hollandaise. Trop et Horn comptaient désormais une petite centaine d' hommes, une chaloupe et une frégate. La solution s'imposa : ils couleraient le navire de Trop. De nuit, l'Araignée Noire prit la mer en direction de la Baie de Bourg neuf, le ventre plein de munitions et le cœur vaillant.
 
L'aube pointait lorsque le dernier otage quitta le sol Noirmoutier. Sans égards, les prisonniers furent conduits vers les cales. Les soldats hollandais les enchaînèrent à la paroi de la cale. Nul ne parla. Dom Souillon, placé non loin d'un hublot, regardait aux alentours. La mer était plate, le ciel exempt des oiseaux des mers et vide de leurs cris stridents.
Le navire amiral largua les amarres. Soudain le regard du prieur s'illumina. Il distingua le pavillon de Soukéferme. Il se tourna vers ses camarades d'infortune avec un large sourire. Tous seraient bientôt sortis d'affaire par le brave corsaire.
Sous-merde ne tarda pas à la manœuvre. Filant bon vent, il eut tôt fait de rejoindre sa cible. Il attrapa un porte-voix et héla son ennemi de toujours. Trop l'insulta copieusement. La réponse de Sous-merde ne fut pas plus poli. Les hostilités commencèrent alors. Le corsaire royal ordonna à ses canons de tirer. Une première salve manqua de peu le navire hollandais. Ce dernier répliqua. L'Araignée Noire tangua sous le choc. Elle avançait toujours bravement vers le navire. Arrivé assez près, Soukéferme ordonna l'abordage. Les frères de la côte se ruèrent à grands cris sur le pont principal. Le pirate bondit sur l'amiral. Les combats au corps-à-corps commencèrent. Les sabres s'entrechoquaient violemment. Les balles des fusils hollandais leur sifflaient aux oreilles. Mais les pirates n'en avaient cure. Ils continuaient le combat avec ardeur. Le navire hollandais continuait de canonner bon train. L'Araignée Noire marqua une première avarie au niveau inférieur. Les cales commençaient à ses remplir d'eau. Bientôt, les canons furent noyés. Les hommes quittèrent leurs postes pour rejoindre la mêlée. Les prisonniers tremblaient sans rien voir. Ils n'entendaient que des cris affreux et le bruit des canons. Un odeur âcre de poudre leur prenait le nez et la gorge. La fumée leur piquait les yeux. Ils priaient en silence, soucieux quand à l'issue de cet assaut.
Au bout d'une heure, le silence s'installa dans le ciel et sur la mer. Le navire hollandais ne subissait plus les roulis induits par les canonnades pirates. Dom Souillon risqua un œil au dehors. Il aperçu alors, loin vers l'arrière, le pavillon pirate qui tournoyait à la surface des vagues. L'Araignée Noire avait échouée. Dom Souillon baissa la tête en signe de résignation. Ses compagnons d'infortune comprirent alors que leur cause était perdue. Ce qu'ils ne savaient pas encore qu'ils mettraient deux ans avant de refouler le sol de la belle île de Noirmoutier.
 
 
 
Michel GUINEHEUX
L'Ancre bleue

 
En arrivant au sommet du pont qui relie le continent à l'île de Noirmoutier, un panorama de terre et de mer s'offrit soudainement à moi. Comme aux plus beaux jours des vacances d'été, la lumière intense de midi inondait un paysage de rêve pour les touristes peu nombreux en fin de saison. Seuls quelques privilégiés amoureux du site sillonnaient encore les pistes cyclables. En ville, j'ai senti le curieux parfum de la rentrée qui flottait dans l'air !
Quitter mon village du bocage vendéen et entrer au lycée professionnel sonnaient la fin de mon enfance. Je ne connaissais personne aux Sorbets, un établissement d'enseignement hôtelier dans lequel j'avais été inscrite en classe de seconde, lors de journées portes ouvertes, un samedi matin de mars dernier. Ce jour-là, je m'étais engagée dans un voyage au long cours, une aventure qui allait bousculer ma vie.
 La veille de la rentrée des classes, je suis venue m'installer à l'internat. Avant de prendre possession des lieux, je suis allée marcher sous les ombrages du Bois de la Chaise et fouler le sable humide de la Plage des  Dames. Maman avançait à mes côtés, fredonnant des airs de chansons que je ne connaissais pas. Je la sentais heureuse de retrouver ce qu'elle appelait " son coin de paradis " ;  elle y revenait comme sur un lieu de pèlerinage chargé d'émotions qu'elle me livra à la terrasse de  La Plage à Jules, le bar-restaurant qui faisait face à la mer. A seize ans, elle rencontrait chaque jour d'été, un jeune homme qui la courtisait.  Ce fut une  anecdote qui me fit oublier que je devais m'installer dans la soirée aux Sorbets.
J'ai vécu seule avec maman et malgré mes efforts répétés, je n'ai jamais pu connaître ce garçon qu'elle avait aimé tendrement, à l'adolescence. Aujourd'hui, sans l'avoir cherché, je marchais sur ses pas. Assise face à elle, je suis restée un long moment à la regarder ; des larmes coulèrent alors sur son visage. Je crus qu'elle allait poursuivre le récit de notre histoire mais tout à coup, elle se leva, vint m'embrasser et me dit :
- Il faut y aller maintenant.
- Restons encore un peu ! lui demandai-je.
Elle fit quelques pas, je la rejoignis et lui pris la main. Comme dans une marche méditative, nous avons parcouru les quelques centaines de mètres qui nous séparaient du lycée professionnel et avons rejoint les jeunes qui arrivaient aux Sorbets ; certains étaient accompagnés de leurs parents et d'autres, comme moi, n'avaient que leur mère. Une brève réunion d'information  rassembla  les arrivants, tous aussi désorientés les uns que les autres.
 Vint alors le moment de prendre possession de l'espace où j'allais vivre mes soirées. Un long couloir nous conduisit à la porte 227. Dès l'entrée, je fus étonnée par l'étroitesse des lieux, un lit à droite ; en face, un lavabo, une petite armoire et sous la fenêtre, on avait logé la table de travail. Une véritable cellule monacale ! Moi qui avais rêvé d'une jolie petite chambre que j'aurais pu décorer à ma guise.
 L'idée de vouloir faire carrière dans l'hôtellerie m'était venue à l'âge de dix ans. Jeanne et Roger, les parents de ma mère, m'avaient emmenée en vacances d'hiver  pendant une semaine. Nous logions dans un magnifique hôtel à Combloux ; de ma chambre, j'avais vue sur le Mont Blanc. Un spectacle grandiose que je vois encore certains soirs quand je m'endors ! J'ai été également éblouie par la qualité du service ; du matin au soir, il y avait toujours quelqu'un pour me servir ! Un luxe auquel je n'étais pas habituée mais qui n'était pas pour me déplaire. A mon retour à la maison, j'ai raconté à maman que j'avais trouvé ma vocation. L'idée fut certainement entretenue au cours de mes années de collège ;  un stage de découverte professionnelle effectué en début d'année de troisième dans un hôtel de Nantes fut déterminant. J'avais choisi de préparer cette carrière sans penser vraiment aux contraintes que m'imposait l'éloignement de ma famille.
Au moment où nous allions installer mon nouvel espace de vie, ma mère fut appelée au téléphone. Elle dut partir rapidement me laissant seule et désemparée. Je me suis allongée sur le lit, et n'ai pu retenir mes larmes. Que se passait-il donc dans ma petite tête pour que je fusse aussi abattue ? J'aimais follement maman et j'eus le sentiment qu'elle venait de m'abandonner, moi sa fille unique ! Comment avait-elle pu réagir aussi égoïstement ?
Quelqu'un a frappé à ma porte. J'ai sursauté.
- C'est l'heure du dîner !
Beaucoup de temps s'était écoulé, j'avais dû finir par m'endormir et cela avait apaisé ma peine. J'avais maintenant l'occasion de me changer les idées et l'aide dont j'avais besoin était peut-être à quelques pas de moi.
- Oui, je viens.
Une jeune fille blonde s'est avancée délicatement vers moi avant que je n'eusse le temps de sécher mes larmes.
- Pardon, excuse-moi, je n'aurais pas dû entrer.
- Si, mais j'ai eu un petit moment de cafard, lui répondis-je doucement.
- Un chagrin d'amour ?
Quelqu'un m'avait tendu la main, alors que je me croyais abandonnée et la plus malheureuse au monde. De peur de paraître sotte, je n'ai pas voulu raconter mon histoire  et me suis contentée de lui donner une réponse évasive.
- Non ! Juste un coup de blues.
Elle n'a pas insisté et tout en s'approchant elle s'est présentée.
-  Moi, c'est Zoé et toi ?
-  Pauline.
En allant au réfectoire, elle m'a raconté qu'elle était en classe de première et qu'elle était ma tutrice pour cette première année de lycée. Elle s'est proposée de m'aider et de m'accompagner pendant les premières semaines. Cela m'a rassurée.
Dès la première soirée, j'ai découvert la vie en collectivité et j'ai pu faire l'apprentissage d'une des tâches les plus ingrates qui fût. Après le dîner, j'ai été affectée,  avec deux autres élèves, au lave-vaisselle, une machine immense qu'il convenait d'alimenter après avoir passé chaque objet sous un jet d'eau. A la fin de l'opération, le responsable des cuisines a salué notre travail.
- Ça vous a plu ? nous demanda-t-il malicieusement.
Personne ne s'est hasardé à répondre à une question qui manquait vraiment d'humour, un jour de rentrée.
Zoé m'a guidée ensuite dans la visite du foyer des internes, un grand espace aménagé de tables de jeux ; au fond de la salle, des banquettes aux coloris éclatants accueillaient les amateurs de télévision. Pour les élèves habitués à la maison, c'était le temps des retrouvailles et les anecdotes de vacances provoquaient beaucoup d'éclats de rire.
Etrangère à toute cette agitation, j'ai regagné ma chambre et appelé maman. Ce fut une grande déception d'entendre sa voix enregistrée sur le répondeur. N'était-elle pas encore rentrée de Noirmoutier ? S'était-elle arrêtée à dîner chez des amis ? Voulait-elle éviter mes larmes au téléphone? J'ai  laissé un bref message sur son répondeur.
- C'est Pauline ! Tu peux me rappeler ?
C'est dans mon petit album-photos que je me suis réfugiée. Les images des  dernières vacances passées avec mes amis m'ont  apporté du réconfort pendant quelques instants.  J'ai  cependant rencontré une véritable  difficulté à trouver le sommeil. A plusieurs reprises dans la nuit je me suis éveillée, agitée par des rêves insensés. L'un d'eux avait cependant un caractère merveilleux. Il mettait en scène ma mère venant me rendre visite aux Sorbets. Elle était accompagnée d'une personne qui restait légèrement en retrait. Le souvenir de la scène demeura assez longtemps dans mon esprit  mais l'image était trop floue pour y reconnaître un visage familier.  Devais-porter attention à  ce songe pur produit de mon imagination pendant  cette nuit loin de chez moi ?
 La première journée de lycée me fit rapidement oublier les images véhiculées par mon sommeil. Le professeur principal chargé de la classe délivra une quantité impressionnante d'informations. Il commenta l'horaire de la semaine ; à l'enseignement général venaient s'ajouter les cours professionnels et des stages pratiques. Ce furent ces derniers qui retinrent mon attention. Je rêvais de faire mon premier service en salle de restauration depuis si longtemps ! Rapidement, j'ai perçu qu'il y avait beaucoup de recherches à faire en amont. " La réussite d'un stage se situe dans la préparation ! " avait martelé le professeur de techniques appliquées qui était venu présenter ses interventions dans la classe.
Zoé ne manqua pas de remplir son rôle de tutrice ; à la pause du midi, elle me rejoignit au self-service et déjeuna avec moi. Elle s'est montrée très attentive aux détails de la vie scolaire et proposa même de m'accompagner le lendemain en ville. J'ai mis à profit  la sortie hebdomadaire du mercredi après-midi pour réaliser l'achat des fournitures manquantes.
 Maman m'avait souvent parlé de ses séjours d'été à Noirmoutier et de la promenade de la pause du midi qui l'emmenait du vieux port jusqu'au Bois de la Chaise via la Jetée Jacobsen. Elle s'arrêtait à la Plage des Dames pour s'y baigner avant de revenir à son travail de vendeuse à l'Ancre bleue, un magasin de presse du centre-ville. Seize ans après, l'établissement était toujours là ; un rayon papeterie avait été ouvert dans une annexe de la maison. Zoé y trouvait les articles scolaires dont elle avait besoin. Bien qu'elle fût un peu sombre, la boutique était cependant accueillante. De nombreux étalages colorés offraient aux clients toute la gamme des cahiers, feuilles de copies, agendas, crayons et autres fournitures. Il y avait de quoi me donner satisfaction et en quelques minutes, j'ai trouvé le matériel désiré et l'ai présenté à l'accueil. Le commerçant qui se tenait derrière la caisse m'a salué puis a enregistré les fournitures.
- Avez-vous besoin d'autre chose, mademoiselle ?
- Non, merci.
- En cas de besoin, n'hésitez pas à passer commande, nous sommes rapidement livrés, me dit-il.
- J'y penserai, lui répondis-je.
L'homme se montra très aimable et engagea la conversation.
- Vous étudiez au lycée professionnel ?
- Oui.
- Ça vous plait ? me demanda-t-il.
- Je suis encore un peu perdue, lui ai-je dit timidement.
- Vous êtes interne ?
Zoé s'est alors approchée et m'a signifié de ne pas poursuivre. J'ai payé et nous sommes sorties.
- T'as pas vu comme il te matait ! me dit-elle en souriant.
- Non, il avait l'air gentil.
- Ah oui, mais ça ressemblait trop à une manœuvre de séduction.
- T'es folle, il a l'âge d'être mon père !
 Son regard avait en effet quelque chose de particulier ; il s'était posé sur moi avec tant de douceur que j'avais ressenti une véritable émotion.
- Tu me sembles bien naïve, Pauline. C'est à croire que tu ne connais pas les hommes !
Nous sommes allées nous asseoir sur un banc installé face au vieux port et avons grignoté des petits gâteaux que j'avais dans mon sac. J'en ai profité pour lui dire que je vivais seule avec ma mère.
- Maintenant, je comprends mieux, me dit-elle.
J'étais ravie d'avoir rencontré quelqu'un à qui me confier. Nous avons regagné les Sorbets et je suis montée à ma chambre pour raconter tout cela à maman qui n'avait toujours pas répondu à mon appel du premier jour.
- Allo ? mam, c'est Paulo !
- Oui, bonjour ma chérie…j'ai bien eu ton message.
- T'aurais pu me rappeler !
- J'avais des gens à voir avant de quitter l'île …et toi, tu vas bien ?
- C'est pas le top ! Mais j'essaie de m'en sortir. Je suis allée faire des courses en ville avec une copine, lui confiai-je
- T'as reconnu la ville ? Tu te souviens ? Nous avions déjeuné dans une brasserie sur le port, l'Habitation Saint-Philbert, je crois.
- Non ! ça ne me dit rien.
- As-tu retrouvé l'Ancre bleue, le magasin de presse où je travaillais quand j'avais ton âge ?
- Ah oui, c'est là que j'ai acheté mes fournitures. Le commerçant était super sympa ! Ma copine m'a dit que c'était un séducteur !
Il y eut un blanc dans la conversation puis maman reprit :
- Pourquoi dis-tu cela ? Tu ne peux pas affirmer de telles choses sans connaître les gens.
- Je ne le connais pas, mais j'ai trouvé qu'il a beaucoup insisté pour savoir qui j'étais. Heureusement que Zoé était avec moi !
- Allez, oublie tout cela et ne retourne pas dans ce magasin, s'empressa-t-elle d'ajouter. Je te parlerai de ce monsieur une autre fois.
- D'accord !
- A plus tard, ma chérie, je te quitte. A vendredi soir, à 17 heures, je serai au lycée pour t'emmener en week-end.
- Bisous, mam !
J'étais heureuse d'avoir pu bavarder avec ma mère ; je lui racontais tout. Je l'avais même informée de la rencontre que j'avais faite avec un copain pendant les vacances, cet été. Elle m'avait recommandé de faire preuve de retenue avec les garçons. J'avais compris qu'elle parlait des relations sexuelles !
La trentaine passée, maman avait commencé une nouvelle vie depuis quelques mois.  Elle s'était lancée à corps perdu dans son travail, une façon de meubler sa solitude. Ses relations avec ses collègues de travail l'épanouissaient, me disait-elle. Elle se montrait plus détendue et était partie une semaine seule au mois de juillet dernier. Je me suis même  demandé si elle ne cultivait pas une relation privilégiée depuis cette escapade. Le vendredi, après le travail, elle dînait en ville et rentrait tard. J'en vins même à rêver de l'arrivée d'un homme à la maison.
La semaine touchait enfin à son terme ; j'en étais ravie. J'ai éprouvé de réelles difficultés à me concentrer pour suivre les cours du vendredi après-midi. Peu motivée par l'enseignement général, j'ai failli m'endormir lors de la première heure. Etait-ce l'effet d'un déjeuner un peu lourd ou le manque de motivation pour les mathématiques ? Toujours est-il que je n'ai rien retenu de cette leçon sur les inéquations. Lors des deux dernières heures, ni le professeur de lettres, ni celui d'histoire n'ont réussi à mobiliser mes énergies, trop pressée de prendre mon sac et de filer vers la voiture qui m'attendait à l'extérieur.
Nous nous étions donné rendez-vous dans la rue Georges Clémenceau où le stationnement était facile à cette saison. La Golf grise était soigneusement rangée à une centaine de mètres de la sortie mais maman était absente. J'ai pensé qu'elle était allée marcher dans les allées ombragées du Bois de la Chaise ; j'ai  attendu quelques minutes,  assise sur le capot de la voiture. Tout à coup, une Audi noire s'arrêta à ma hauteur. C'était ma mère que l'on raccompagnait. Elle descendit rapidement et le véhicule repartit en toute hâte.
Tout s'était déroulé si vite que je n'avais eu le temps de saisir une image précise de l'homme qui m'était apparu quelques secondes seulement. Je me suis alors souvenue de ce rêve de la première nuit passée au pensionnat ;  un personnage mystérieux venait de faire irruption dans ma vie.
Aussitôt après cet événement, nous avons quitté l'île.  Maman semblait préoccupée, elle ne parvenait pas à engager la conversation. Après avoir franchi le Gois, c'est moi qui tentai de rompre un climat devenu  pesant.
- T'as des soucis ? lui demandai-je
- Non, pas vraiment.
- Tu veux qu'on en parle ?
- Non, pas maintenant ! me répondit-elle presque sèchement.
Elle se réfugia à nouveau dans le silence et ses yeux s'embuèrent d'émotion. Mille questions se bousculèrent alors dans ma tête et il en était une qui revenait sans cesse.
Qui était cet homme qui l'avait reconduite et qu'elle n'avait  même pas embrassé ?
De retour à la maison, maman m'invita à m'assoir sur le canapé. Elle s'approcha très près de moi, me prit la main et me conta son rendez-vous de l'après-midi.
- Pauline, ce que je vais te dire doit rester entre nous deux, commença-t-elle.
- Puisque tu me le demandes !
- J'ai rencontré  Paul, le gérant de l'Ancre bleue.
- Tu le connais depuis longtemps ? lui demandai-je.
- Oui, depuis très longtemps.
- Ah ! c'est l'amoureux que tu voyais quand tu avais mon âge.
- Exactement !
- Et tu l'aimes encore ?
- Oui, beaucoup.
Elle me serra alors très fortement dans ses bras et se mit à pleurer à gros sanglots. Je fus surprise par sa réaction. J'attendis un long moment et quand elle parut calmée, je glissai naïvement :
- Mais tu devrais être folle de joie, maman.
- Oui, mais depuis seize ans, beaucoup de choses ont changé dans sa vie.
- Dis-moi tout, je t'en supplie.
- Eh bien voilà…Paul est père de famille, il a trois filles ou plus exactement quatre !
- Que veux-tu dire ?
- La première, c'est toi … murmura-t-elle.
- Je vais pouvoir enfin rencontrer papa ! hurlai-je, folle de joie.
Elle hésita quelques instants puis balbutia :
- Non… je crois que cela sera très difficile… Paul n'admet pas …il refuse de…
Pendant le long silence qui suivit cette révélation accablante, elle me regarda fixement les yeux remplis de larmes. Je lus dans son regard toute sa détresse ; j'en fus bouleversée. Impuissante à la consoler, j'allai me réfugier dans ma chambre submergée par le chagrin.
Maman avait échoué dans sa démarche. Je ne pouvais penser que mon aventure s'arrêterait là. De retour à Noirmoutier, je pris les choses à mon compte. Chaque mercredi, je passais à  l'Ancre bleue et restais parfois de longs moments à observer les attitudes de Paul et à l'écouter parler avec les clients. Je voulais le connaître pour mieux l'apprivoiser et choisir le meilleur moment pour dévoiler mon identité. Il découvrit bientôt mon stratagème.
 Un mercredi après-midi, alors que je cherchais un agenda pour la nouvelle année, il s'avança vers moi et déclara :
- Je ne crois pas vous connaître mais vous me rappelez quelqu'un !
Une main se posa doucement sur mon épaule ; des doigts s'y déployèrent tendrement.
Une main tendue, celle de mon père !
J'étais sauvée.